Soumya Ammar Khodja

Journal: année 2010

Juillet-Décembre 

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Janvier-Mars, Avril-Juin


 

Vendredi 9 juillet

Ai lu d'une seule traite en soirée le livre de Carlos LISCANO, L'Écrivain et l'Autre, Traduit de l'espagnol (Uruguay) par Jean-Marie Saint-Lu, Belfond, 2010.

Cet homme (né en 1949) a fait treize années de prison, a subi la torture, s'est construit au long de son existence, dans une solitude sans concession :

Ce passage :

- « J'ai organisé ma vie de telle façon que la pitié même ne m'est d'aucun secours. On sait que je suis un monsieur dur, dont la vie se déroule bien, qui n'a besoin de rien. Mais il y a deux choses que personne ne devrait se refuser : le droit au bonheur et le droit à la pitié envers soi-même » P. 151.

Et celui-ci :

- « Je crois que j'ai vécu plus d'une vie, comme si j'étais plus qu'une seule personne. J'ai été militaire, pilote d'avion à vingt-ans, j'ai été militant d'une organisation armée, j'ai passé treize ans en prison, j'ai vécu presque onze ans dans une culture et une langue qui n'étaient pas les miennes, j'ai donné des cours à des gens d'autres cultures, j'ai connu divers endroits, divers paysages, je suis tombé amoureux, j'ai cessé de l'être, j'ai plongé, je me suis retrouvé au sortir de nombreux puits. Je ne suis pas en désaccord avec ce que j'ai vécu. Mais je n'ai pas écrit l'œuvre que je voulais écrire, celle que je n'écrirais jamais, celle que j'ai toujours rêvé d'écrire. Pourtant si je l'avais fait, je ne serais pas moi. Je me crois écrivain parce que j'ai publié des livres. Ce n'est pas suffisant. Je me crois écrivain parce que, à part écrire, je n'ai pas d'autre vie. » P.168.

Et celui-là, qui m'a saisie!

- « Primo Levi raconte qu'il est entré dans le Lager en non-croyant, et qu'il en est ressorti en non-croyant. Rien ne lui fait sentir qu'il existe une force transcendante au-delà de l'Histoire. Il a des preuves : il lui suffit de se rappeler comment les nazis envoyaient les enfants à la chambre à gaz. Pourtant, une fois, reconnaît-il, il a éprouvé le besoin ou la tentation de se réfugier dans la prière. Nu, il attendait devant la commission qui devait décider s'il irait à la chambre à gaz ou s'il était encore apte au travail. Face à l'imminence de la mort, il a tenté de trouver refuge dans la prière. Cela n'a duré qu'un instant. Puis il a réfléchi. Il dit, avec une dureté que j'ai rarement vue : « On ne change pas la règle du jeu à la fin de la partie, ou quand on est en train de perdre. » Il ajoute que recourir à la prière à ce moment-là aurait été la plus grande impiété possible à un croyant. J'admets ce que dit Levi. Mais je n'accepte pas que ce soit diffusé, enseigné, donné en exemple. Parce que la plus grande impiété consiste à ne pas avoir pitié de soi-même. » P. 187-188.

Dimanche 11 juillet

Hier, avec Annie à la Citadelle de Besançon. Pour voir les magnifiques Tambours du Burundi. Talent. Énergie. Jubilation. Générosité. L'Afrique du rythme, de la beauté et de la joie. Les enfants ne tenaient plus, dansaient et des adultes, émerveillés, filmaient la somptuosité faite hommes! Dommage, l'orage a grondé qui a interrompu le spectacle. Sommes redescendues à pied. J'avais faim et soif. Nous nous sommes arrêtées au Mékong, rue Mégevand. Un bon moment. Le menu simple avait bon goût. Le serveur discret et efficace. Discussion avec Annie sur les sentiments... Sur l'opacité, le mystère des êtres, parfois inquiétant (de mon point de vue).

Lis le Journal de Joyce Carol Oats, 1973-1982.

Soirée en compagnie d'Annie qui me sort! Beau temps, ciel étoilé, danse et musique. Avons rencontré un collègue d'Annie, enseignant en retraite récente et qui semble en jouir pleinement, passionné qu'il est de théâtre et de cinéma. Il dégageait une énergie, « quelque chose » de ce qu'il aime. Mais il était déjà ainsi, dans sa profession, montant et organisant des pièces de théâtre avec ses élèves. Ce qui n'était pas du goût d'une certaine inspectrice!

Lundi 12 juillet

Matinée. Écoute France-Culture un entretien avec Godefroy Ségal, le metteur en scène de la pièce : Les Chiens nous dresseront. Je dresse l'oreille. Évoque Robespierre et son intégrité. Travaille en ce moment à l'adaptation de Quatre-vingt-treize, le texte de Victor Hugo, une réflexion sur la Terreur. Me donne envie de le relire.

J'ai retrouvé ce ravissant poème de Mallarmé, qui n'est pas toujours ma tasse de thé, oui, je l'avoue.

Rien au réveil que vous n'ayez

Envisagé de quelque moue

Pire si le rire secoue

Votre aile sur les oreillers



Indifféremment sommeillez

Sans crainte qu'une haleine avoue

Rien au réveil que vous n'ayez

Envisagé de quelque moue



Tous les rêves émerveillés

Quand cette beauté les déjoue

Ne produisent fleur sur la joue

Dans l'œil diamants impayés

Rien au réveil que vous n'ayez


Et ces deux beaux vers, toujours du même :

Si tu veux nous nous aimerons

Avec tes lèvres sans le dire


Après-midi. Très chaud. Étouffant. Arrimée à l'ordinateur, dans un état second. Vers 17h, visite inattendue et agréable de Cédric, Christine et Solène, Ilya et leur petit bout de petite fille, Tanya, de passage à Besançon, comme chaque été.

Au moment de repartir, Christine m'a invitée à partager leur diner. Soirée tranquille et conviviale, présente dans ce moment. Ai demandé à Ilya et Solène, un repas russe, à notre possible prochaine visite chez eux, avec le Shérif. Promesse faite!

Mardi 13 juillet

« La vie n'est pas art flamboyant » Joyce Carol OATS, dans son Journal 1973-1982, Éditions Philippe Rey, 2009.

Mercredi 14 juillet

Très chaud à ne pas mettre le nez dehors. Venue de M., a laissé le bureau propre et sans poussière. SMS du Shérif, dans les Jury du CAPES, à Paris. Coup de fil d'Anouar, parlons longuement. Voudrait écrire un livre, sans savoir comment, un livre sur notre mère. Moi aussi, d'une manière ou d'une autre.

Jeudi 15 juillet

Invasion de fourmis dans la cuisine. Va falloir sévir! Matin. Café et pain-confiture. Écoute France-Culture. Une émission sur Eschyle, une émission sur l'œuvre de Proust. Je suis accrue! Demain, le Shérif rentre, fin des oraux et jury du CAPES. Quelle année de travail, d'occupations et de préoccupations (cette mastérisation!), entre l'enseignement, la recherche, la participation à des colloques, l'organisation – avec Cédric et Karine - du workshop de juin... et l'attention de chaque jour portée à ses enfants, à Soumya et l'écriture de Soumya et sa peine à la disparition de Nina, ma mère.

Alors que j'écris, Am téléphone des Pays-Bas. Am qui trace son chemin... Lyon, Paris, San Francisco, La Haye... Qui, malgré ses questionnements et ses doutes, jubile de découvrir la diversité du monde. You qui commence à tracer son chemin. Quelque chose de l'ordre de la reconstruction. Croisons les doigts et remercions. Gracias a la vida.

Lundi 19 juillet

Le Shérif heureux. Les résultats du CAPES de Mathématiques sont bons pour Besançon!

Mardi 20 juillet

Magnifiquement beau. Petit déj tranquille dans le jardin avec le Shérif. Avons parlé d'Am et des questions qu'elle se pose sur les pistes professionnelles. Ensuite, quelques pages de lecture d'Un Homme de Philip Roth, traduction de l'américain par Josée Kamoun, Gallimard, 2007. Efficace, sans concession. Des choses retentissent en moi. Forcément. J'y reviendrai. Ai terminé La Dame blanche de Christian Bobin, sur Emily Dickinson. A part quelques passages, n'ai pas pas vraiment aimé. Beaucoup trop de facilités dans le ton, la langue.

Mercredi 21 juillet

Un gredin de jeune chat est entré chez nous et n'a plus voulu repartir! Vif et joueur, demandant des caresses, sautant et ronronnant sur les genoux du Shérif qui faisait l'indifférent.

Terminé Un homme de Roth. L'existence d'un homme, de la naissance à la mort. Ses enthousiasmes, ses échecs, ses erreurs, ses fautes, ses prétentions, ses impuissances, ses errements, ses maladies, sa vieillesse solitaire, inutile, accablée de maux physiques et devenir, à la veille de sa mort, le petit garçon nostalgique, affamé de l'amour de ses parents. Des descriptions saisissantes des situations de vieillesse. Avoir été des hommes dynamiques, toniques, actifs, enthousiastes et finir sur un fauteuil roulant, amoindris, annihilés par l'adversaire, l'âge et la maladie. Je devrais l'offrir, tiens, à quelques prétentieux de ma connaissance, si imbus de leur masculinité, ça les calmerait peut-être et les rendrait plus modestes.

Naître vivre et mourir. Ces dernières lignes du livre : « Il coula sans venir voir le coup, sans jamais pressentir l'issue, avide au contraire de s'assouvir encore, mais il ne se réveilla pas. Arrêt cardiaque. Il n'était plus. Affranchi de l'être, entré dans le nulle part, sans même en avoir conscience . Comme il le craignait depuis le début. »

Et comme toujours, chez Roth, un rythme soutenu, une énergie, qui tiennent de bout en bout la narration.

Jeudi 22 juillet

Ces jours-ci où il a fait trop chaud, je n'ai pas marché. Mais hier, mes jambes ont réclamé! Ai vissé ma casquette sur la tête, celle dont Annie se moque et dit « sa visière est un abri-bus! » - , mis mes grosses lunettes noires, pris mon sac à dos et zou!

BesançonLong aller-retour à pied, sous un soleil moins dur que d'habitude, pour constater encore : dieu que Besançon est belle!

Ai rencontré Véro et sa fille. Véro qui a suivi des Ateliers d'écriture, dont un en randonnée, qui l'ont enthousiasmée, qui ont libéré en elle un flux qui ne demandait qu'à s'exprimer, me raconte-t-elle. « Avant, je biaisais, j'esquivais, je contournais mais cette fois... »

Suis ensuite allée acheter un paquet de henné naturel au magasin, tenu par un Turc, je crois, en face de la Médiathèque. Puis du bon pain, de belles baguettes à la boulangerie, non loin de la rue Pasteur. L'odeur du pain chaud, un tout petit coin de paradis.

En chemin, traversée par le fait que la mort de maman a introduit dans ma vie, un avant et un après. Ô maman, ta présence, ta voix, ta bonté, ton indulgence, où sont-elles?

Ces « retrouvailles » aussi avec le faux souvenir, aurait écrit Apollinaire, qui m'ont enlevé un peu plus de mon « innocence ».

J'ai pensé aussi à cette esquisse de discussion. Et ne généralisons pas, ne disons pas les Algériens mais des Algériens préfèrent une Histoire où il font figure de victimes mais surtout pas d'acteurs. Acteurs coupables et responsables d'extrême violence sur les leurs. Et de s'étonner que les écrivains originaires du pays s'en saisissent!

Aujourd'hui, il pleut. Travaille à mon journal.

Vendredi 23 juillet

Veille de voyage. Préparatifs. Provisions et une cantine pleine de livres. Arrière les soucis! Arrière, les peines – sauf celle qui m'accompagne -, les coups de griffes, les mesquineries, les férocités ordinaires! Nous deux et rien que nous deux sur la route buissonnière.

Samedi 24 juillet

Bernardini

Sur la route, direction Espagne, l'autre pays. Écoute Jean-François Bernardini, sur France-Culture. Une belle parole, une belle réflexion sur la Corse, sur la langue, sur des thématiques concernant la terre et l'état de la terre, la vulgarité de ceux qui se l'approprient, le partage, le souci des autres... Dans l'émission Terre à Terre, rediffusion le 4 septembre.

Lundi 26 juillet

Lis Routes et Déroutes de Nicolas Bouvier, Entretiens avec Irène Litchtenstein-Fall, Les Éditions Métropolis, 1998.

J'aime beaucoup. Grand voyageur devant l'Éternel. Si humain, si proche. Des entretiens donnés à des moments, à des âges différents, en des humeurs et états différents.

-« On ne se rappellera jamais assez le côté cocasse de l'existence... » P.204

-« Plutôt que de la mort, ce dont je souffre (...)c'est de l'insuffisance d'être dont j'ai parlé. Je ne suis pas assez là, je ne sais plus où je suis, je me suis émietté, défait, je ne tiens pas ma partie sur l'échiquier. C'est un sentiment de carence qui laisse énormément de place aux choses menaçantes. » P.228

-Cité par Bouvier dans l'un de ses livres et repris par l' intervieweuse, ces vers de Vladimir Holan :

Voici le moment où le lac gèle

à partir de ses rives

et l'homme à partir de son cœur

-« Je crois à la vertu des absences... Dans une vie de couple qui passe toujours par des crises shakespeariennes, il faut d'immenses lucarnes, des bouffées d'air salubre » P.248

-« Le seul problème réel c'est le problème de l'identité personnelle. C'est-à-dire qu'il y a des jours où on existe et des jours où on n'existe pas. Moi, il y a des jours où je ne fais que pomper de l'air et rendre de l'oxyde de carbone. Où je n'existe absolument pas. Et il y a des jours où j'ai de brefs moments de présence aux choses et aux autres... » (je ne retrouve plus la suite)

Mardi 27 juillet

Matin. Ciel bleu. Le soleil ne tape pas encore. Avons repéré cette crique aux galets, très peu fréquentée. Baignade dans la mer tiède, paisible. Déplier sa fatigue, l'exténuation morale. Se refaire lentement, doucement.

Petit déj. La voix de notre voisine, trop forte et qui ne s'arrête pas nous fait déserter la terrasse.

Lecture de Mémoire de Catherine Clément. « Sans angoisse, l'activité intellectuelle est privée de sa source » p.52

Visite d'Anouar pour tailler une bavette. Plaisir de la conversation qui emprunte différents sentiers, sans direction préétablie. Évocation d'Henri Alleg pour lequel il a – nous avons – une immense estime. Envergure morale et intellectuelle de l'homme qui est resté très simple, homme de conviction dit Anouar.

Nous parlons aussi de son livre Le Rapt. De la liberté de lire. De la liberté d'écrire. Quel que soit l'écrivain en question, certaines réactions me laissent rêveuse. Suis toujours étonnée par ceux qui s'autorisent à enjoindre à un écrivain d'écrire ceci plutôt que cela, parce que ce ne serait pas le moment, parce qu'il faudrait tenir compte des états d'âme de lecteurs... Mais de quel droit? L'écrivain écrit et nul n'a à lui signifier ce qu'il devrait écrire et comment il devrait l'écrire. Et le lecteur est libre de lire ou non, d'apprécier ou non.

Dans Habel de Mohammed Dib, Seuil, 1977, le personnage de l'écrivain laisse à sa mort, en dépôt, son manuscrit que ses lecteurs sont libres de lire ou de transformer en papier hygiénique... Dib était fier et sans concession...

Fin de journée, la grosse chaleur a baissé, au marché avec le Shérif. Très agréable. Ai pris ce que je n'ai pas l'habitude d'acheter : grains de maïs, pois chiches craquants et salés, des tomates noires « le caviar des tomates » a dit le marchand en français, à un prix abordable. En Lettonie, je crois qu'on les appelle « Prince noir ».

Mercredi 28 juillet

Matin. La mer accueillante. Les bras et les jambes fendent l'eau, le corps avance, se délie. Une jeune femme passe, salue « Buenos dias » et va s'étendre, offrant son dos au soleil encore clément. Deux petits garçons blonds, certainement enfants de ceux de la caravane stationnée tout près, s'amusent à « plonger » dans les vagues qui viennent s'évanouir à leurs pieds. Retour. Pureté du ciel. Blancheur des maisons. Réminiscences. Pense à ceux-là qui accostèrent, il y a quelques siècles, sur une plage déserte, événement initial de ce qui deviendrait une capitale...

Petit déj et lecture. Le Shérif entreprend Jeanne d'Arc que j'avais hésité à prendre de la Médiathèque, parce qu'écrit par des non historiens... et moi, glanant dans Mémoire de Catherine Clément. Quelle verve, quel rythme!

Puis les enfants « d'à côté » sont venus, Sam, Camille, Zach et Mérouane, le petit dernier qui les suit partout, pour jouer au monopoly et au scrabble avec le Shérif. Petits bouts d'hommes qui ne s'en laissent pas conter, avec leur dégaine et leur langue bien pendue!

Les enfants qui s'attardent chez les « tonton et tata », ce sont les mères qui soufflent un peu. Sam est resté au déjeuner. Alors que nous sommes à table, la maman de Mérouane nous ramène une assiette de loubia piquante, geste à l'algérienne, j'adore. Et voici Neige qui ramène aussi de la part de sa mère, une autre assiette. Notre diner est assuré!

Hier, en soirée, avons continué avec Anouar, la discussion sur Camus, la position de Camus sur la question de la guerre de libération, de l'indépendance algériennes. L'un de nous a dit : « En fin de compte, il a été solidaire des siens ». Le Shérif a rétorqué : « Audin, Alleg, Sénac, c'étaient aussi les siens»

Traversée souvent par cette étrangeté. Que cela se passe ainsi et non d'une autre manière : Une poignée d'hommes commande une majorité d'hommes. J'en fais part au Shérif (lequel m'avait offert, il y a quelques années le Discours de La Servitude Volontaire de La Boétie) qui me lit un passage d'Herder extrait d'AUFKLÄRUNG, Les Lumières allemandes, Textes et commentaires par Gérard Raulet, GF-Flammarion,1995, son livre de chevet :

« La notion d'être humain n'inclut pas pas celle d'un despote qui lui soit nécessaire et qui serait lui aussi un homme; il faut commencer par s'imaginer l'homme faible, mineur, sauvage, abominable pour qu'il ait besoin d'un protecteur, d'un tuteur, d'un dompteur, d'un ange vengeur. Tous les gouvernements humains sont donc nés uniquement de la détresse et n'existent qu'à cause de cette détresse qui dure. De même que seul un mauvais père élève son enfant de telle façon que, toute sa vie en état de minorité, il ait toute sa vie besoin d'un éducateur; de même que seul un mauvais médecin nourrit la maladie pour être indispensable au malheureux jusqu'au tombeau; de même, que l'on applique cela aux éducateurs du genre humain, aux pères de la patrie et à leurs élèves... »

Jeudi 29 juillet

Matin. Mer frémissante. Sur la crique, pendant un bon moment rien que nous deux, chacun à son rythme. Assise sur les galets, j'attends d'émerger complètement des pensées de la nuit. Puis, j'entre dans l'eau, plus fraîche que d'habitude, ce qui n'est pas fait pour me déplaire.

Lorsque j'en sors, j'ai la nette perception de tout ce bleu qui s'étale derrière moi, de cette tranquillité lumineuse qui semble être là depuis toujours. Ainsi, nous pourrions fermer les yeux, plonger la tête et ne plus la ressortir et la mer serait encore cette étendue bleue et paisible. Quelque chose de l'ordre de la tendre indifférence du monde...

KlimtHier, vers la fin de la journée sommes retournés à la mer. Toute la smala était là, leurs parents et leurs enfants, les petits et les grands ados. Beaucoup de rires. Détente. Alors que tout le monde avait regagné la berge, A et moi, nous nous sommes attardés à parler des « nôtres ». La famille, au sens large du terme, dont nous méconnaissons la plupart des membres. Ce que les uns et les autres sont devenus. La mort pour les uns, la solitude pour les autres, certains arrimés à leurs habitudes pour combler quel gouffre? La réussite sociale pour d'autres. Enchevêtrements familiaux, fils noués dénoués. Des êtres qui se manquent, ne se rencontrent pas. Familles. Énigmatiques. Vous êtes. Nous sommes. En face de vos/nos mystères. Et les questions viennent souvent trop tard.

Pour nous faire sortir de l'eau, il a fallu nous rappeler à l'ordre. Au moment de partir M. nous a tous invités chez elle pour un verre. Y sommes allés après la douche. M. était belle dans sa longue robe bleue, épaules et bras nus, coiffée et maquillée tel un modèle de Klimt. Ce soir-là, les sœurs furent particulièrement belles, l'une très brune, et les deux autres claires. Et les coupes pétillantes n'en furent que plus agréables. J'ai pris des photos.

Vendredi 30 juillet

Matin. « Notre » crique. Encore une fois, le miracle. Lumière, chaleur et fraîcheur. Le soleil n'est pas encore implacable. Un baigneur, lève-tôt, comme nous, nous salue, en levant la main : « Ho la! » Avec lui, nous sommes trois sur la crique. Nous ne nous connaissons pas mais nous avons la mer en partage. Ce bout d'endroit, ce bout de temps, ce moment de calme. Il a les cheveux noirs, la tête ronde, la peau bien brune, dans les 35/40 ans. Présence sympathique. Mexicain ou Péruvien, non espagnol en tous cas. J'aimerais bien lui demander pour voir si je ne me trompe pas mais bien sûr je n'en ferai rien.

Je retourne à « la maison », pieds nus. Le trottoir est propre et ne brûle pas encore.

Petit-déj. Le bébé, à côté, pleure, pleure, pleure et sa mère et sa grand-mère se parlent encore plus fort. Se disputent. Le bruit. Abandonnons la terrasse pour nous retrouver à l'intérieur. Le silence. Îlot délectable.

A propos du bruit imposé aux autres, je me suis souvenue qu'au mois de mai dernier, à Alger, des jours après la mort de maman, M et C m'avait invitée à déjeuner. Durant le repas et bien après, un marteau n'avait cessé de se faire entendre, de manière continue et lancinante. L'un des voisins, habitant l'immeuble faisait des transformations dans son appartement. Il n'avait pas d'heure, n'ayant cure du sommeil des bébés, d'un lycéen préparant son bac, la fille de M et C préparant elle-même son internat de médecine. L'immeuble habité par des Cadres, des universitaires. J'ai demandé : « Mais personne ne peut lui parler?! Qu'il choisisse des plages horaires où il ne dérange personne! » M m'a répondu : « Tu devrais rester plus longtemps ici et les pieds sur terre! »

Samedi 31 juillet

Pas de baignade. Ni sel ni soleil ne mordent la peau. Mais longue promenade, tout le long du front de mer, avec le Shérif. Sur l'autre côté, débordant des jardins les feuillages ronds et fournis de figuiers où pointent les fruits, s'élancent de minces et hauts palmiers et partout des flots de lauriers roses, rouges, blancs... l'Espagne. La Méditerranée. Et encore, dans l'air, réminiscences de vies déjà vécues, déjà entrevues. Sommes arrêtés à une boulangerie-pâtisserie-café. Y avons pris des cafés et moi deux sablés fourrés de confiture, en forme de croissant. Moment serein et libre. Je veux dire le corps libre et tranquille – jamais je ne cesserai d'apprécier, de célébrer cette liberté-là, cette tranquillité-là - sans ce regard d'autrui qui jauge, juge et condamne (les femmes jamais assez vêtues, jamais assez inaperçues...)

Hier soir, Le Shérif et moi avons préparé le diner pour dix sept personnes. En soirée, les enfants menés par Zach ont joué leur pièce de « science-fiction » devant les adultes. Mérouane, juste avant d'entrer en scène a demandé à Zach, l'auteur de la pièce : « Pourquoi Sam et moi sommes les méchants? »

Terminé Les Faits (autobiographie) de Philip Roth après avoir lu Un homme du même auteur. Me suis ainsi rendue compte que l'écrivain y avait mis beaucoup de lui-même. Roth est quelqu'un qui a la dent très dure, qui est pas mal féroce et très individualiste. Mais peut-il en être autrement quand on écrit 14 heures par jour et quand on est le très bon écrivain qu'il est? J'envie ceux qui n'ont pas encore lu, au moins, Patrimoine, sur son père et la mort de son père, très attachant, La Tache, roman impressionnant par son énergie et la diversité des thèmes soulevés, entre autres la construction de l'identité personnelle fondée sur la dissimulation, le déni dans une société séparée et hiérarchisée, la famille, l'abandon, le reniement des siens, la guerre du Vietnam et ses effets dévastateurs après-coup sur les individus, sur leur existence, le petit monde universitaire, impitoyable, la marginalité, les sentiments entre hommes et femmes, la solitude... Un roman fortement ancré dans les problématiques du réel américain, sous-tendu en fin de compte par cette question : Qu'est-ce qu'un homme? Le héros très attirant et quelque peu répulsif. Du grand Roth!

Fin de journée. Sur la terrasse de « chez nous » les adultes réunis bavardent, se racontent des blagues, rient aux éclats s'interpellent, se reposent, c'est les vacances! Et voici Zach (13 ans) qui paraît, s'accoude sur le parapet et demande placidement à l'assemblée : « C'est vrai qu'on peut aller en prison à l'âge de treize ans si on a tué un petit garçon ?» Seconde de silence interrogateur, vaguement inquiet, vite suivie de l'affolement du père de Mérouane (4 ans) : « Mais où est Mérouane, qu'as-tu fait de Mérouane? ». Bien sûr, personne n'avait tué personne, le galopin de Zach a juste fait savoir que le petit cousin, vrai poison, se mêlant de tout, le menait à des extrémités... Moi, j'ai attrapé un fou rire et j'ai pensé que la scène aurait été digne d'un film italien où jouent des enfants, en sa belle époque réaliste!

Lundi 2 août

Lis Des Hommes de Laurent Mauvignier. Poignant, déchirant même. Y reviendrai.

Soir. La nouvelle! CDI pour You. Très contente, soulagée pour lui. Ai songé à sa grand-mère qui pensait beaucoup à lui.

Diner tardif avec toute la smala, familles, enfants et amis des enfants. Générations. Strates. Tempéraments. Visions. Partage ou non des tâches domestiques. L. a dit à haute voix, un peu rapidement et légèrement, sur le ton de celle qui énonce un titre de gloire : « Chez les Arabes, les hommes ne font rien, ce sont les femmes qui débarrassent, lavent la vaisselle... » Protestations énergiques de ses sœurs. J'ai écouté sans réagir, étrangère à ce monde, le monde des généralités.

Mardi 3 août

BelaskriSoirée Chez Anouar et N. Plaisir d'y rencontrer enfin Yahia Belaskri. L'homme est affable, souriant. Nouvelles échangées. Évocations d'écrivains dont Alain Mabanckou, estimé et apprécié non seulement pour ses qualités d'écrivain mais aussi pour ses qualités humaines, ouverture vers les autres et générosité.

Yahia m'apprend que son prochain livre Si tu cherches la pluie, elle vient d'en haut paraît en septembre 2010, aux Éditions Vent d'Ailleurs. Le bus dans la ville, son autre livre, a été publié en 2008 chez le même éditeur.

Jeudi 5 août

Anniversaire d'Am, mon petit bouton d'or.

Marcher, pour à chaque fois, saluer la beauté du monde.

Samedi 7 août

Sous un soleil très chaud, le retour. Sur les ondes de France Culture, Philippe Sollers. Quand il ne joue pas au dandy, Sollers peut être captivant. Ensuite, Guédiguian dans une autre émission. A formulé une opinion plutôt fine sur des chansons qui l'ont accompagné, l'accompagnent dans sa vie. Écoute d'extraits à l'appui. Une chanson, avec sa simplicité, avec son économie de moyens peut exprimer l'essentiel. Ce petit quelque chose d'une chanson, condensé de sens et d'émotion qui touche, résonne à des moments particuliers d'une vie, fait vibrer des fibres personnelles, intimes. J'ai écouté, intéressée, pensant à mes deux cycles de conférences : Un pays et des chansons (chansons liées à des moments de l'Histoire d'un pays, La Marseillaise, Le temps des cerises, La Butte rouge, Ami entends-tu? L'Affiche rouge, le Déserteur...) et L'amour et des chansons, sur les représentations de l'amour dans un certain nombre de chansons, à travers des thématiques : La première fois, Portrait de l'homme aimé, Celle qui ne viendra pas au rendez-vous... Il n'y qu'à dérouler, les thématiques sont foisonnantes et édifiantes! Elle en apprennent beaucoup sur l'état d'une société. Pendant les conférences, j'ai vu les réactions qu'elles provoquent dans le public : yeux embués de nostalgie, sourires attendris ou amusés... J'ai constaté aussi que la chanson Au Suivant de Jacques Brel ne laisse jamais indifférent, surtout les hommes. Soit ils réagissent, en revenant à leur passé de jeune appelé « d'une armée en campagne » soit ils blêmissent et s'en défendent! Et j'ai pensé aussi à celui-là, lors d'un diner, qui s'était offusqué du goût de ceux-là pour Aznavour qu'ils venaient d'écouter en concert - « mais c'est de la chansonnette! », leur opposant les textes de Brassens, leur faisant la leçon comme s'ils étaient des analphabètes en poésie, n'ayant rien compris lui-même à leur attachement personnel à des chansons telles que La Bohème, Avoir vingt-ans, Emportez-moi ou Hier encore :

Hier encore

J'avais vingt-ans

Je gaspillais le temps

En croyant l'arrêter

Et pour le retenir

Même le devancer

Je n'ai fait que courir

Et me suis essoufflé



Ignorant le passé

Conjuguant au futur

Je précédais de moi

Toute conservation

Et donnais mon avis

Que je voulais le bon

Pour critiquer le monde

Avec désinvolture

(Extrait)

Dimanche 8 août

Lire : Il me sera difficile de venir te voir, Correspondances littéraires sur les conséquences de la politique française de l'immigration, Éditions Vents d'Ailleurs, 2008, 255 pages, Droits d'auteurs versés au Réseau Éducation sans frontières.

Lundi 9 août

Relis mon cahier journal de 2003, mes autres cahiers aussi. Me rends compte à leur lecture combien les mots sont enracinés dans les impressions, les événements qui les ont produits. J'ai aimé des gens que je n'aime plus, n'apprécie plus, ne vois plus. Les mots ne sont pas menteurs, ils appartiennent juste à leur contexte. Le temps passe. Les souvenirs s'épurent. Parce que nous déposons en cours de chemin les pierres lourdes et ne gardons que le léger, l'essentiel, le précieux.

Mercredi 11 août

Matin. Petit déj avec le Shérif, encore imbibée de l'émission de la veille sur Haïti et Saint-Domingue. L'Horreur. Qui ne m'était pas inconnue, loin de là. Il fut un temps où j'avais beaucoup lu sur la question, Sucre Amer de Maurice Lemoine, Édition Encre, 1981, entre autres, notamment à Alger dans le cadre d'un enseignement qui m'avait passionnée. Rien ne me déstabilise autant que l'atteinte à la dignité profonde des humains. Qu'un homme de cinquante ans dise : « Je ne mange pas... » et j'ai envie de me couvrir la tête de honte. J'ai honte pour l'humanité. Pourquoi l'extrême richesse de quelques uns doit-elle passer par l'humiliation absolue d'autres humains? Pourquoi exploiter, humilier à ce point?

M'active, entre mon bureau et le salon. Arranger, mettre de l'ordre pendant que le Shérif s'occupe de la réorganisation de la cuisine « pour la rendre la plus pratique et la plus fonctionnelle possible », selon ses propres termes.

Entre mille gestes, traversée régulièrement de la pensée de ma mère. Ce manque.

En soirée, au cinéma Plazza Victor Hugo de Besançon avons vu le Shérif et moi Un Poison Violent, un film de Katell Quillévéré, 2010. Intéressant. Une adolescente grandit dans un milieu bourgeois de Province, catholique... Ai retrouvé l'extrait de l'Épitre aux Galates de Paul que le prêtre du film prononce lors de la « confirmation » d'Anna, l'héroïne, et de quelques autres adolescents :

Je dis donc : Marchez selon l'Esprit, et vous n'accomplirez pas les désirs de la chair. Car la chair a des désirs contraires à ceux de l'Esprit, et l'Esprit en a de contraires à ceux de la chair; ils sont opposés entre eux, afin que vous ne fassiez point ce que vous voudriez. Si vous êtes conduits par l'Esprit, vous n'êtes point sous la loi. Or, les œuvres de la chair sont manifestes, ce sont l'impudicité, l'impureté, la dissolution, l'idolâtrie, la magie, les inimitiés, les querelles, les jalousies, les animosités, les disputes, les divisions, les sectes, l'envie, l'ivrognerie, les excès de table, et les choses semblables. Je vous dis d'avance, comme je l'ai déjà dit, que ceux qui commettent de telles choses n'hériteront point le royaume de Dieu. Mais le fruit de l'Esprit, c'est l'amour, la joie, la paix, la patience, la bonté, la bénignité, la fidélité, la douceur, la tempérance; la loi n'est pas contre ces choses. Ceux qui sont à Jésus-Christ ont crucifié la chair avec ses passions et ses désirs. » Nouveau Testament, Chap 5, Extrait.

Dimanche 15 août

MessaliIl pleut des cordes et il ne fait pas chaud. Rejointe par le Shérif, encore imprégné d'une lecture renouveléeAbane de Jughurta par Salluste. Déplore que la cinématographie ne se soit pas encore saisi du personnage historique, d'une telle envergure « même un péplum... ». Et nous en reparlons encore. L'Histoire de l'Algérie, siècle après siècle, est une mine fabuleuse de personnages extraordinaires, aux facettes fascinantes et tellement humaines... Mais voilà, les effets de la Conquête, de la Colonisation françaises, l'idéologie et l'ignorance, érigées en vérité unique, des lendemains d'indépendance, l'enseignement d'une non Histoire – comment forger l'imaginaire des générations? -, les idées préconçues exprimées en jugements péremptoires et définitifs... s'en sont largement mêlés. Combien de fois ai-je entendu dans les rangs de notre génération, pour ne parler que d'elle, des jugements du genre «Messali Hadj? Mais c'était un traitre, un malade du culte personnel. Abane Ramdane? Un autoritaire, un dictateur. L'Émir Abdel Kader? [qui emporte de très loin la palme des jugements expéditifs!]Il s'est rendu aux Français, c'est un traître, un Soufi, un Franc-Maçon, un comploteur...etc. Kahina? Une sorcière... Et quand bien même! Étrange, cette relation à l'Histoire, où le jugement, l'insulte même fusent avant la connaissance, cette perception de l'Histoire en visions binaires, méconnaissant les situations, les aspects spécifiques, complexes et contradictoires des époques... Ou alors, ce sont les visions hagiographiques transformant des êtres de chair et de sang en Statues intouchables, n'ayant certainement rien à voir avec la vie, la vie dure et brûlante, qui prennent le pas. Il s'agit de connaître, de connaître d'abord, non de juger et bien sûr, il n'est pas interdit d'avoir ses coups de cœur, ses attachements.
Bouhired
Ben M'hidiPour n'évoquer que l'Histoire récente, si l'on avait enseigné aux élèves algériens qui étaient Larbi Ben M'Hidi, les sœurs Saâdane (voir mon poème qui leur est consacré), Djamila Bouhired et tant d'autres, ils y auraient trouvé de la fierté, de quoi se forger, se construire... Il est permis de croire que certains d'entre eux n'auraient pas puisé leurs modèles dans l'intégrisme religieux. Des générations de jeunes dessaisis de leur mémoire, de leur Histoire et les dégâts ne sont pas moindres...

Lundi 16 août

Lis Discours parfait de Sollers, Gallimard, 2010 qui me donne envie de relire les Confessions de Saint Augustin, de lire le Journal de Morand, de Mauriac .

« La servitude volontaire de La Boétie consiste à dire qu'il n'y aurait pas de tyran si on n'y participait pas. Le tyran s'effondrerait si on ne l'entretenait pas. Il faut être sûr de soi. » Sollers, Discours parfait, P. 547. « La faute à soi », Idem.

« Sombre magie du monde » Fitzgerald

Il pleut, il pleut, très fine pluie. Nous sommes en Franche-Comté et il ne s'agit pas de l'oublier.

Quelque chose va très mal dans le royaume de France ou plus exactement dans le royaume sarkoziste. Pour savoir comment un pays va, qui le gouverne, il n'y a qu'à jeter un coup d'œil du côté de ses mots : Expulsions hors du territoire, guerre urbaine contre les banlieues, identité nationale, déchéance de la nationalité française, sécurité, gauche sécuritaire, foyers de terrorisme, offensive contre la communauté rom, immigré, étranger...etc.etc. 

Samedi 21 août

Très beau. Promenade matinale. Qu'est-ce qui peut me rendre une journée précieuse? Celle où je surprends le réveil d'une ville. Ai pris des photos de quelques façades, entrées de maisons qui bordent mon chemin, magnifiées par la profusion des feuillages.

Ménage appliqué pour recevoir le frère et son fils. Le frère qui a téléphoné hier : « Nous passons » comme si c'était juste à côté. Joie bonne à prendre.

Comment exprimer le manque d'elle? Elle était si présente. Proximité de sa présence, de sa tendresse. Si présente, si vivante, si proche malgré la distance. Affronter son irrémédiable absence. Me surprends, retrouvant l'un de ses foulards, à rechercher son odeur. Son odeur, sa voix. Évanescence, un jour nous ne sommes plus que cela.

Lundi 30 août

Qui fête en ces termes son anniversaire? (Mais il avait de quoi!)

« En ce jour parfait, où tout mûrit et où la grappe n'est pas seule à brunir, un rayon de soleil vient juste de tomber sur ma vie : j'ai regardé en arrière, j'ai regardé en avant, jamais je n'ai vu autant, et de si bonnes choses à la fois. Ce n'est pas en vain qu'aujourd'hui j'ai enterré ma quarante-quatrième année, j'avais le droit de l'enterrer,-ce qui en elle était vie est sauvé, est immortel. Le premier livre de la Transvaluation de toutes les valeurs, les Chants de Zarathoustra, le Crépuscule des Idoles, mon essai de philosopher au marteau-voilà les cadeaux de cette année, et même de son dernier trimestre! Comment n'en serais-je pas reconnaissant à ma vie tout entière?-Et voilà pourquoi je me raconte à moi-même ma vie. », Nietzsche, Ecce Homo, Comment on devient ce qu'on est, Le Monde la Philosophie, Flammarion, 2008.

« Toute conquête, tout pas en avant dans la connaissance résulte du courage, de la dureté envers soi, de la netteté en soi... » Nietzsche

Nietzsche encore sur le mensonge : « Il y a une haine du mensonge et de l'hypocrisie qui vient d'une idée chatouilleuse de l'honneur; il en existe aussi une qui vient de la lâcheté, du fait que le mensonge est interdit par un commandement divin. Trop lâche pour mentir... » (je souligne) dans le Crépuscule des Idoles, p 487, références ci-dessus.

Mardi 31 août

Hier, un moment accidentel devant l'émission C dans l'air. Insupportable à ne pas y croire. Et je comprends pourquoi un jour, je n'ai plus supporté de regarder la télé : les Infos, les émissions dites politiques... La voix de son maître, voilà ce que c'est! Et quelle désolation d'entendre des responsables socialistes mettre au cœur de leur discours, de leur démarche la Sécurité, avec un grand S et avec quelle insistance au cas où ça ne se saurait pas, au cas où les électeurs en douteraient. Mon dieu, protégez-moi de mes « amis », mes ennemis je m'en charge.

Paul NewmanMatin. Le temps du déj, le Shérif me relate le film Juge et Hors la Loi de John Huston qu'il a vu la veille sur la chaîne TCM avec Paul Newman, l'un de ses meilleurs rôles, selon lui. Un de ces films western appartenant à cette belle tradition de cinéastes américains posant un regard sur les conditions d'édification de leur pays, les États Unis d'Amérique. Des commencements quasi bibliques, féroces... la haine de l'autre, le natif qu'on s'applique à effacer du paysage, la survie dans des paysages pierreux, le commencement des villes, un saloon, une banque, la représentation de la loi, la gâchette rapide, la pendaison aussi... les puits de pétrole qui fusent haut vers le ciel rendant les terres particulièrement précieuses et convoitées par les plus forts, violence et corruption... etc. Me suis souvenue aussi du film que nous avions vu ensemble, quelques jours auparavant, Johnny Guitare de Nicolas Ray (1953) dont certains moment m'avait saisie. Quand les hommes deviennent une meute, au sens préhistorique du terme et le fait qu'ils portent cravate et veston à ce moment-là n'y changent rien, pourchassant un jeune homme, pauvre hère, et le pendant sans état d'âme, quand la haine et la jalousie détruisent et brûlent tout sur leur passage... Des moments du film plus que rudes... Je crois que c'est dans ce genre de film qu'on décrit le mieux, sans concession, les forces brutales, violentes, destructrices que portent en eux les humains, le caractère biface de l'amour, face aimante salvatrice, face meurtrière (qui a cette capacité de faire table-rase de ce qui existe, de tout ce qui se tient debout) selon l'indivi/dualité de qui le ressent – et je m'aperçois que ce mot qui renvoie à l'unicité, l'identité est tout de même construit avec un mot qui signifie double !

Je crois que le moindre « film western », possède au moins un moment de description implacable et intense. Impressionnant.

Et la question s'est posée: Qu'est-ce qu'un bon film, qu'est-ce qu'un chef-d'œuvre?

Jeudi 2 septembre

« Quelle leçon reçoivent les peuples qui veulent les maîtres absolus! » George Sand, 1870.

Réunis autour de la table. Le fils et moi écoutons le Shérif évoquer sa ville natale. Jamais elle ne lui est aussi chère que quand il évoque ses bonheurs d'enfance, plus exactement ses amis dont quelques uns ne sont plus de ce monde.


Que sont mes amis devenus?
Que j'avais de si près tenus
Et tant aimés

Ils ont été trop clairsemés
Je crois le vent les a ôtés
L'amour est morte

Ce sont amis que vent me porte
Et il ventait devant ma porte...

Extrait, Rutebeuf (1230-1285)


Vendredi 3 septembre

Relis ma conférence sur La Marseillaise. A propos du Projet de loi Fillon, adopté en mars 2005 qui rend obligatoire l'apprentissage de La Marseillaise dans les classes maternelles et primaires à partir de la rentrée 2005, comprends les réactions de protestation d'associations et de syndicats. « Qu'un sang impur abreuve nos sillons » Dire ça à des enfants. Le leur faire dire. Pitié pour eux! On pourrait croire que la défense de la Patrie, la guerre, n'est pas l'affaire des enfants, au moins!

Mardi 7 septembre

Il pleut, il pleut. Pluie fine et collante. Grève nationale et marche de protestation contre la réforme des retraites. Très importante à Besançon (et dans d'autres villes de France). La marche s'est terminée sur les paroles de L'Internationale, diffusée par haut parleur :



C'est la lutte finaleEugène Pottier
Groupons-nous et demain
L'Internationale
Sera le genre humain

Debout! Les damnés de la terre!
Debout! Les forçats de la faim!
La raison tonne en son cratère

C'est l'erruption de la fin.
Du passé faisons table rase
Foule esclave, debout! Debout!

Le monde va changer de base
Nous ne somme rien, soyons tout

(…)

Ouvriers, paysans, nous sommes
Le grand parti des travailleurs
La terre n'appartient qu'aux hommes...

Se souviens-t-on assez que L'Internationale a été écrite par un communard, Eugène Pottier? Chant né de la lutte pour une vie digne, lutte sur laquelle les possédants ont tiré à bout portant. Oui, ce chant appartient au patrimoine des luttes. Il est à reprendre avec fierté, il est digne de ceux qui se battent et qui rappelle que les gouvernants d'aujourd'hui sont féroces, pour ne dire que cela.

Mercredi 8 septembreYourcenar

Dans la foulée de ma relecture de L'œuvre au Noir de Marguerite Yourcenar – et quel bonheur d'aimer encore une fois ce livre lu dans une autre vie, plus exactement à Constantine, alors que j'étais lycéenne rêvant de traverser les remparts de la ville et pas seulement ceux de la ville -, lis « Sur le suicide de Zénon dans L'œuvre au Noir » d'Alain Denis-Christophe : « Ce souci d'une mort exempte de déchéance »

Jeudi 9 septembreSand

Lis Histoire de ma vie de George Sand, Gallimard, 2004. Très active, énergique, talentueuse, passionnée, généreuse, intelligente George Sand qui écrit à son ami Arago en 1850 : « Je suis toujours (…) optimiste par nature et misanthrope par expérience (...) : ce qui fait qu'au milieu du bruit et de la gaité que je ne fuis pas, et où je donne autant que les autres, j'ai des accès de spleen intérieur et me demande quel jour je me brûlerai la cervelle. »

Échange téléphonique avec Michelle Minelli. Ma Michelle qui attend des réponses d'éditeurs. La vie est un ring, un match de boxe.

Vendredi 10 septembre

Aïd-seghir, fête de la fin du ramadhan. Pense à ceux de là-bas. Premier aïd où notre mère n'est pas.

Lis l'Été du Sureau de Marie Chaix, Seuil 2005. Récit autobiographique, malgré l'appellation de roman, placée sous le titre.

Ces lignes sur :

-Les pierres : « Les pierres qui vous pèsent sur le cœur, il ne faut pas les lancer comme des pierres, ça fait trop mal et peut tuer. Il faut les transformer en mots et se les échanger. Parler, manier le langage. Les silences sont des pierres qui tuent. » P 78

-Le bulldozer, quittant un homme, pour rejoindre un autre homme aimé, pour vivre une autre vie faisant de ses deux petites filles « des enfants de parents séparés » selon ses termes, Marie Chaux écrit : « Je me fais l'effet (je me souviens précisément de cette force démesurée que je sentais pousser en moi) d'être un bulldozer qui se met en marche, lentement : je fais ma route, rien me m'arrêtera. L'image du bulldozer est peu romantique, c'est celle qui m'est venue. » P 80

-La séparation voulue : « Je n'ai pas le souvenir, à ce moment précis qui engageait ma vie et pas seulement la mienne, d'avoir mesuré les dégâts que pouvait entraîner ma décision. Une séparation voulue est un acte de cruauté inévitable. C'est moi d'abord, ma peau avant la tienne, après on verra. Je n'ai le souvenir d'aucun état d'âme. » P 80

Hier, plaisir de renouveler mon abonnement à la Médiathèque, offert par l'Administration à ses lecteurs, pour cause de retardKateb Yacine (des travaux de réaménagement). Geste courtois.

Au petit-déj, le Shérif me dit avoir lu les pages ayant trait à l'enterrement de Kateb Yacine à Alger dans la biographie que lui a consacrée Benamar Médiene, Kateb Yacine, Le cœur entre les dents, Laffont, 2006. Je l'avais ressortie des rayonnages et posée sur la table, pour que la main puisse la saisir au passage. Nous re-lisons aussi de cette façon, en dehors de nos livres respectifs de chevet et des lectures « professionnelles », profitant d'un moment de disponibilité, selon lesP Curie questionnements, les souvenirs remués.

Mets de l'ordre dans mes chemises cartonnées correspondant à mes conférences. Tombe surIrène et Marie Curie celle donnée avec le Shérif Pierre et Marie Curie, dans le cadre de mon cycle de conférences sur les couples de scientifiques et d'artistes. Constate encore une fois la ressemblance de Pierre, à l'âge de 19 ans, avec Rimbaud, pratiquement le même front. Du coup, je regarde les autres photographies pour m'attarder sur celle d'Irène, leur fille, futur Prix Nobel (c'est de famille!) dont le visage rayonnant sur cette photo-là, ressemble à celui d'un ange de je ne sais plus quel peintre. L'image est nette dans ma tête mais hors toute référence.

Samedi 11 septembre

En Algérie, il n'y a pas que des intégristes, il n'y a pas que des bigots, il n'y a pas que la religiosité qui suinte de tous les pores de la société, religiosité lestée d'inculture... Il y a aussi le courage d'être soi et de ne pas s'en cacher au risque de sa liberté si ce n'est de sa vie.

Je pense à Sakineh Mohammadi Ashtiani mais aussi à l'hypocrisie rare des États européens et de leurs médias et de leurs opinions qui n'évoquent pas le courage, les luttes au quotidien, sur tous les plans, des démocrates iraniens, ne les aident pas... Il y a même complicité avec ceux qui emprisonnent, condamnent, répriment. Lors d'un rassemblement de femmes féministes de pays maghrébins et européens en Algérie, le mois de mars de l'an 2000, une Iranienne avait affirmé que l'engin qui sert à couper la main des voleurs était fabriqué en Allemagne. De source sûre : A la demande des autorités iraniennes concernées, une marque de téléphone portable européenne, très connue, a vendu des portables en Iran, facilement « écoutables » et repérables... Grâce à cette compagnie, des Iraniens sont actuellement en prison.

Il fait très beau et même chaud. Moments miraculeux après ces jours de pluie très fine. Écris ce journal dehors pendant que le Shérif, juste à côté, dans la salle de séjour, termine son article. Les têtes rondes des arbres, effilés des cyprès se détachent au loin, très nettement sur le bleu du ciel. Une jeune femme fait son jogging. Une voiture doucement démarre. Quelques voix résonnent. La paix. Ce mot peut-être trop vite dit alors qu'un grondement de tondeuse envahit l'atmosphère.

Lis le Journal de Julien Green, Le Grand Large du Soir, 1997-1998, Flammarion, 2006. Très plaisant. Nombreuses références musicales. Générosité et perspicacité. Ces phrase au gré de la lecture : « Demain, quiconque sera différent, au rythme où vont les choses, pourra se considérer comme un condamné en puissance, si la Charité ne s'impose pas enfin sur cette terre » P26 « … car les mots sont pleins de rêves qui attendent » P60 « Mais qui de nous n'est pas rempli à ras bord de contradictions? » P71

Dimanche 12 septembre

« Ce commencement de vie qu'est chaque matin » Julien Green

Café à la turque, n'ai pu dévisser la cafetière italienne. Sur l'un des coins de la table, mon journal pour prendre des notes, les livres de Sand et de Green.

Lorsqu'il écrit son dernier journal datant de l'année 1997-1998, Green est un très vieux monsieur délicieux, aimant plus que jamais littérature et musique, pas fâché avec l'humanité mais pratiquant volontiers l'ironie mordante. D'après lui, les Français ont deux défauts : la xénophobie et l'avarice. Le premier est essentiellement le propre des Politiques. Pour le deuxième défaut, il affirme que L'Avare de Molière remplit toujours une salle et le public est à chaque fois pour Harpagon!

Il écrit aussi : « … il y a une trappe sous les pas du bonheur »

Ai choisi de passer cette journée à travailler de mes mains, pour me vider la tête, déposer le poids de sentiments trop lourds. Pouce! Ai pétri du pain. Deux galettes qui ont cuit sur du charbon de bois (j'en rêvais). Ai confectionné aussi des braj (ô Constantine) qui ont fait le contentement des miens . Ai préparé le dîner. Journée belle et chaude. En fin de journée, le ciel est devenu gris et la pluie s'est invitée.

Repense à Green. Quand il écrit que la grandeur d'un pays n'empêche pas la bassesse de ses foules. Oui, mais de ses dirigeants aussi.

Lundi 13 septembre

Hier, annonce de la mort de Claude Chabrol, à l'âge de 80 ans. Revu le film L'Ivresse du Pouvoir (2006) inspiré de l'affaire ELF et du juge Éva Joly. Ce n'est pas le film que je préfère qui est presque de l'ordre du détournement de réalité. Réduire la haute corruption et ses méandres vénéneux à ça... De surcroît, le personnage joué par Isabelle Huppert est de peu de poids, plat, insignifiant. Pas très sérieux.

Car il faut être particulièrement inspirée, habitée, tenace et d'un grand courage pour s'attaquer à un monde aussi puissant et structurellement pourri que le monde de la haute corruption, politique et argent mêlés, colossaux pots de vin, vérouillé de tous côtés, faiseur de malheur (L'insécurité à laquelle il faut s'attaquer est bien celle-ci, non?).

Eva JolyÉva Joly. Ai pour elle une grande admiration, self-made woman au sens le plus admirable du terme. Et quel tempérament et quel courage!

Je n'ai pas vu tous les films de Chabrol – nombreux - mais deux au moins me sont restés particulièrement en mémoire. La Cérémonie avec Sandrine Bonnaire et Isabelle Huppert qui avait laissé longtemps ses traces vivantes en moi et Madame Bovary avec encore Isabelle Huppert. Ce film atteint une sorte de perfection formelle en résonance avec celle du roman de Flaubert. A ce propos, je me souviens d'un dossier consacré aux romans adaptés au cinéma, publié, je crois, dans le Magazine littéraire. Évoquant sa démarche de cinéaste, Chabrol expliquait que déconstruisant un roman, le mettant à plat, il repérait ses « ficelles » de fonctionnement. Ce repérage lui permettait de mieux envisager le film qui en découlerait.

J'écris ce journal dans la salle d'attente de mon médecin généraliste. Salle bien emplie. Deux toutes petites filles accompagnent leur jeune maman. Elles ont du mal à se tenir : fous-rires, chansons.

Ce matin, en sortant de la maison, mes yeux ont encore accueilli la joliesse du paysage. Alternance d'arbres et de façades de maisons dont l'une est de couleur jaune vif. Entraperçu aussi les peupliers du cimetière qui s'est étalé. Il fait agréablement beau. Soleil et fraîcheur conjugués; une fraîcheur non agressive.

Mardi 14 septembre

Hier vu Des Hommes et des dieux, un film qui ne laisse pas indifférent. Je crois que j'ai à peu près compris, de l'extérieur, moi qui n'ai aucune foi religieuse, ce qui serait de l'ordre de la sainteté. Au-delà de l'amour de Dieu, l'amour des humains et pas parmi les plus riches en terre d'Algérie. Cette caméra qui s'attardait sur les visages de chacun des personnages. Visage ardent, tourmenté, bon, simple, banal, vivants et énigmatiques.

Qui suis-je? Mon dieu qui suis-je? Demandait Kenza en sa nuit intérieure.

Jeudi 16 septembre

Transformer ses manque(ment)s, ses impossibilités, ses impuissances en vertus, certains y excellent. Mais peut-être que sans cette excellence-là, ils s'effondreraient.

Jalousie (Treillis de fer ou de bois permettant de voir sans être vu) Meurtrière (substantif féminin, fente pratiquée dans un ouvrage fortifié permettant de lancer des projectiles ou de tirer sur des assaillants dixit le Dictionnaire). Il n'est pas inintéressant de retenir que ces deux mots qui renvoient à l'idée d'une ouverture – voir sans être vu/fente... - renvoient aussi à des pulsions, des élans plus plus ou moins destructeurs.

Me souviens. Lors d'une rencontre littéraire se déroulant sur deux jours, j'avais rencontré une journaliste, sympathique et un brin cynique. Elle travaillait pour un hebdo people et accompagnait son mari écrivain. Par son métier, elle devait avoir une expérience certaine de l'humanité. Elle m'avait assuré posément que l'intérêt personnel, le désir de reconnaissance, la jalousie sont inscrits au cœur même des actes, des actions qui s'affichent les plus altruistes et généreuses. Exemples à l'appui. J'avais écouté, impressionnée, essayant tout de même de nuancer.

J'ai repensé à ces propos quand quelqu'un de ma connaissance, lors d'une discussion, a descendu en flammes un écrivain que je connaissais aussi. Je l'ai écouté sans rien dire, étonnée de la charge qui était de l'ordre du jugement de valeur, sans lien avec la littérature. Plus tard, réfléchissant à cette attitude, je me suis demandée si effectivement la jalousie, cette fameuse jalousie, n'y était pas pour quelque chose. Le lecteur et l'écrivain en question sont de la même génération, ont plus exactement le même âge à quelques mois près, ont vécu leur jeunesse dans la même ville, étudié dans la même université. L'un est devenu professeur d'université d'une capitale européenne prestigieuse, et de surcroît auteur de plusieurs romans traduits dans une dizaine de langues. L'autre, alors que son intelligence et sa finesse semblaient le promettre à un avenir intellectuel brillant, est devenu vendeur de semoule et d'huile pour le compte d'un gros commerçant. Peut-être que ceci explique cela.

Arrête de lire, crayon en main. Suis sortie faire un tour et acheter du pain bis. Au retour, j'ai remarqué une étiquette collée sur la plaque indiquant le nom de la rue : La retraite sentimentale, roman de Colette. Me suis approchée et lu : « Retraite, pour une réforme juste/CGT » Dans mon quartier, on proteste, on réclame et c'est bien. L'air que j'avais cru frais était doux et j'en ai profité pour prendre des photos. Qu'importe qu'elles soient maladroites, je vois peu à peu le quartier changer, prendre des couleurs, des chemins bordés de lampadaires se dérouler... Moments d'apaisement en accord avec le présent, l'espace. Les inquiétudes se tassent, le chagrin s'adoucit. Comment écrire sur maman?

Mardi 21 septembre

Ai pris en cours de route des paroles du cinéaste Rachid Bouchareb, sur Radio France Culture, qui auraient pu être miennes. Sur la dépossession. Nous irons voir son film Hors-La-Loi et les trois acteurs que nous aimons beaucoup, Roschdy Zem, Jamel Debbouze, Sami Bouajila.

Il fait beau, bien chaud. Dans la lumière du jardin, un lézard a filé, un papillon blanc a volé non loin de mes yeux. Il faut te marier, papillon, papillon de neige, il faut te marier devant le vieux mûrier... Ces paroles surgies des profondeurs de l'enfance.

Jeudi 23 septembre

Journée magnifique à Besançon. Et longue, longue est la file des manifestants contre la Réforme des retraites.

Si j'étais journaliste à la télé, je crois que je n'en serais pas fière.

Vendredi 24 septembre

Lecture d'un très bon entretien d'Arezki Aït larbi sur El Watan, Quotidien d'Alger. Ces formules! « Des barons du régime réputés pour une spiritualité de rite Johnny Walker (ce qui par ailleurs relève de leur liberté) ». « Libertés orphelines » pour dire liberté de culte inexistante en Algérie. Je retiens cette information : « SOS Libertés a lancé le 10 août 2010, la veille du ramadhan un appel au respect des libertés de conscience (…) SOS Libertés, crée au Printemps 2008, lors de persécution de chrétiens de l'ouest algérien... »

Dimanche 26 septembre

Matin. Avons parlé avec le Shérif du film Hors-La-Loi. Les trois acteurs, hors pair.

Tout est bon pour sortir, marcher sous un soleil d'automne, un soleil qui se montre et se cache. En revenant, j'ai pris mon temps. Non loin des maisons nouvellement construites, j'ai remarqué un chêne (Vont-ils l'abattre?). Ses feuilles particulières, ses fruits, les glands. Envahie par l'enfance, en ai pris une pleine poignée. Sur le sol, il y avaient des baies rouges et des clochettes violettes. L'herbe et la terre étaient humides.

Retour maison. Continué ma nouvelle avec un Zénon d'aujourd'hui. Suis redescendue, ai pris en cours un film de Stanley Kubrick, Barry Lindon (1975). Images magnifiquement imposantes. Lumière. Éclairage. Visages. Couleurs. Paysages. De l'Art.

Le Shérif, qui garde une grande tendresse pour les péplum, me signale pour la soirée le film Cléopâtre (1963) de Joseph L. Mankiewicz, avec Liz Taylor et Richard Burton et autres. J'avais en souvenir un film très long et qui avait coûté très cher, la passion de Taylor et Burton née pendant le tournage... L'évocation du film m'a fait penser à César, à l'une de mes lectures de prime jeunesse relatant sa mort. Les conjurés et leurs couteaux entourent César qui tente de se défendre. Mais parmi eux, il reconnaît un visage : « Toi aussi mon fils! » lui dit-il. Alors, il se recouvre de sa toge et se laisse tuer.

Mardi

Aujourd'hui, discussion à l'Assemblée nationale de la loi concernant l'immigration dont la déchéance de la nationalité française...[fatiguée de continuer...].

Écoute de Pauline sur « Les Pieds sur Terre » de France Culture : « On devrait le condamner d'avoir proposé cette loi »

Le froid s'installe, mais il y a encore de bons moments de soleil. Me suis dit : « je ne peux pas les rater ». Suis descendue et ai pris des notes, imprégnée de tiédeur.

Soir. Lis Histoire de ma vie de Sand. Écoute d'une oreille ces propos : « à Paris les rues sont aujourd'hui pleines de clochards, de pauvres, beaucoup plus qu'il n' y a quelques années »

Vendredi 1er octobre

Hier, remis la nouvelle autour du personnage de Zénon, à la date exacte de remise des textes. Inventaire de mes poèmes.

Samedi 2 octobre

Grève et marche de protestation contre la réforme des retraites. « Nous ne battrons pas en retraite ». « Nous ferons aworther la réforme ». Ici à Besançon, à 10H30. Pas sympa de laisser les syndicats faire le travail. Pense à ces couches sociales autosuffisantes, narcissiques, jamais concernées par ce qui traverse et agite leur société. Par contre très soucieuses de ce qu'elles mangent, de leurs vacances, cultivant leur jardin.

Les gens donnent d'eux-mêmes (?), de leur temps, ce qu'ils peuvent, ce qu'ils veulent, généreusement, avaricieusement, cyclotimiquement.

Vu un bout de film avec John Wayn. Berk! Nous nous sommes toujours demandé le Shérif et moi pourquoi ce type a eu du succès et une carrière cinématographique. Sans aucun charisme, au charme nul, à la présence banale et surtout d'un racisme crasse envers les Indiens. Dans ce film Les Comanches (je crois), non loin d'une maison qui fume, incendiée, il dit au personnage qui est avec lui : « ça sent l'Indien » Et bien sûr, scène déployée et appuyée sur le massacre de toute une famille blanche, qu'il a bien sûr connue... Il avait du succès parce qu'une partie du public se reconnaissait en lui, dans la banalité de son physique, et surtout dans son racisme, monsieur tout-le-monde.

Lundi 4 octobre

« L'un des enseignements de ma vie, c'est qu'on comprend les choses très tard » John Irving

Mardi 5 octobre

Anniversaire des émeutes des jeunes en Algérie, suivies de leur répression et de la pratique de la torture. Un ouvrage réunissant les témoignages directs de torturés a été réalisé par Le Comité national contre la torture, Cahier noir d'octobre, Alger, 1989. Ces vers cités dans l'introduction :

Ceux qu'on a brûlé au sexe et au désir

A qui l'on a fait ce que je n'ose dire

Ceux qu'on a foulé dans le noir

Ceux qui saignent à trop en voir

Quand ils s'avancent criant revanche

Les retiennent sagement par la manche

Leurs fous espoirs de liberté

Mohamed SEHABA, Hymne improvisé pour des funérailles absentes novembre 1988

Écoute de l'émission Les pieds sur Terre sur F C. Ces mots de la directrice de l'école Marie Curie, à Bobigny : « Quelle dignité on a? Notre dignité, c'est de nous intéresser aussi à l'enfant pas seulement à l'élève » Oui, c'est cela, la dignité d'un enseignant. S'intéresser aux enfants qu'on voudrait expulser hors du territoire français, d'une manière immonde, rappelant de sinistres temps.La chine est encore loin

Mort de Bernard Clavel.

Vu avec le Shérif le film de Malek Bensmaïl La Chine est encore loin. Un film étouffant, poignant, malgré les vastes paysages, les belles images, les beaux visages des enfants. Un documentaire sans complaisance, au ras des réalités très dures, désertiques. Bilan. Je connais des Algériens qui n'aimeront pas ce film « parce qu'on se le reçoit en pleine figure ».

Mercredi 6 octobre

Magnifiquement beau. Temps recueilli, lecture et écriture. Navigue ensuite sur quelques sites algériens. Certains, quel plaisir de les lire! Verve, impertinence, insolence, humour, liberté d'esprit, esprits libres, les Algériens, c'est aussi cela!

Jeudi 7 octobre

Matin. Le Shérif à Epiphymath. Discussion sur : « Mathématiques et Connaissance ». Ai retravaillé mes passages sur Marguerite et Jerry, Khadija et Mohammed. Fait toujours très beau. Lis Le journal d'Hélène Berr. En période de danger extrême, d'épouvante, les journaux personnels transmettent la solitude sans recours des êtres humains en danger permanent d'arrestation et de mort.

Il trotte dans ma tête une expression en arabe dialectal quasiment intraduisible en français : wach dak li khatik. Mais essayons. Cela donnerait en français : pourquoi es-tu allé-é vers ce qui n'est pas de ton ressort, de ton pouvoir?

Des êtres ne peuvent aller vers des êtres sans que cela ne tourne à la catastrophe(je voulais juste t'aimer murmure la voix inaudible). Aller vers l'autre et lui faire mal, se faire mal parce qu'on ne possède pas, parce qu'on ne se donne pas les moyens de son entreprise.

Dans cette existence dont la caractéristique est d'avoir un commencement et une fin, qu'est-ce qui importe? Peut-être d'aimer et d'être aimé, quel que soit la gamme du sentiment, le contexte, le lieu.

Elle me dit : Je ne crois pas à l'amitié mais à des moments d'amitié. Mais je crois à l'amour, ça oui. Au long cours, qui se développe le long d'une vie.

Vernissage de l'exposition Femmes en Résistance, 1939-1945, photographies de Marie Rameau, au centre diocésain de Besançon. Des femmes qui s'étaient engagées très jeunes et en toute conscience dans la résistance contre l'occupant nazi et le régime de Vichy. Très émouvant de voir ces beaux visages de très vieilles dames, certaines portant encore dans les yeux la meurtrissure d'un monde d'elles seules connu. En faisant le tour des photographies, on apprend que certaines ne sont plus de ce monde, tirant leur révérence après la prise de photographies, en 2001, 2002, 2003...

Dimanche 10 octobre

Très beau. Brocante déployée sur la Place Pasteur. Tout le monde dehors. Les cafés débordent sur les terrasses. Un air de douceur, un air de fête. N'ai pas résisté, me suis arrêtée à la brocante. Ai trouvé mon bonheur, les trois tomes des Chroniques de Guy de Maupassant, en 10-18, Union Générale d'Éditions, 1980, dans une collection dirigée par l'excellent Hubert Juin.

joplinEnsuite, direction médiathèque. Ai demandé le livre Sur la route de Janis Joplin de Martine Vaché mais inexistant au catalogue. On m'a dit que je n'étais pas la première à le demander. Promesse de l'acheter. J'avais écouté sa voix lors de je ne sais quelle émission. Une voix dont la puissance, la maîtrise disent le travail acharné qui fut le sien. On n'a pas une voix d'une telle envergure par hasard. Et ce fut loin d'être évident de se faire une place dans le monde passablement féroce et masculin du rock, à l'époque du moins. L'héroïne (quel étrange mot!) ne l'a pas ratée. Morte d'overdose à l'âge de 27 ans.

R.v avec Annie. Avant d'aller au café, avons traversé un petit jardin avec quelques arbres magnifiques. Lorsqu'il fait beau, cette ville est belle, belle. Ensuite, Annie est allée voir le film de Malek Bensmaïl, La Chine est encore loin.

Suis retournée à pied. A la maison, le galopin d'Ewen était déjà là. Ewen et ses yeux si bleus et son air malicieux. Un peu plus tard, Om est arrivé, de Lyon. Om qui a été souffrant et qui travaille dur, en classe prépa. Avons dîné en tête à tête, m'a raconté ses journées organisées au millimètre près. A du mérite ce jeune homme.

Mardi 12 octobre

Très fournie et très belle marche contre la réforme des retraites prônée par le Gouvernement. Le mouvement se radicalise dans toute la France. Ralliement des lycéens.

Mercredi 13 octobreFilm

Avons revu avec le Shérif le film du cinéaste israélien Avi MOGRABI Pour un seul de mes yeux avi mopgrabi(sortie, octobre 2005). Film très instructif où l'on voit, à l'œuvre l'utilisation des mythes de Samson et Massada par un État, par une société, par des enseignants, des éducateurs pour haïr, tuer et humilier son prochain, plus exactement les Palestiniens.

Mograbi à un festival de Cannes « arborait sur son smoking « Stop the wall ». Lire à propos du film et du cinéaste l'article d'Antonia Naim sur le très intéressant Site babel Med.

Soir, écoute sur France-Culture Roger Des Près, étonnant, passionné, pétaradant, dense, angoissé, généreux, adorateur de Jean Genêt. Dit : « la famille, la première cellule criminelle ».

Dimanche 17 octobre

Anniversaire d'un funeste soir d'octobre 1961 où la Seine s'est refermée sur des Algériens entravés, jetés par-dessus bord par des policiers de Papon. Ni oubli ni pardon.

Lundi 18 octobre

« L'amour de l'humain est quelque chose qui avait le pouvoir de me tuer », Zarathoustra, Nietzsche

Mercredi 20 octobre

Matin sur France-Culture. Peter Gumble ou quand quelqu'un se permet au filtre de ses préjugés et de son paternalisme libéral kechichedonneur de leçon de porter un regard sur les luttes sociales en France. J'ai trouvé les Français présentsvenus noire bien silencieux.

Hier et aujourd'hui, lecture du Journal d'Hélène Berr, Tallandier, 2008.

Lire le Journal de Bukowski, Grasset 2010. « Ce que le passé fait de nous », Voyage d'un Européen à travers le siècle, 2007, Gallimard.

Soir sur France-Culture, Abdelhafid Kechiche. Très intéressant, concentré, réfléchi, haute conscience de ses démarches de cinéaste. A longuement parlé de son film qui sort Vénus noire. La Vénus hottentote dont je connais l'atroce histoire, dont des Français – et parmi eux un scientifique de renom, ont une part (responsabilité).

Jeudi 21 octobre

« La plus grande force spirituelle de tous les temps, la bêtise » « La société de provocation » « la tribalisation des jeunes » « Ce rêve inaccessible [devenir] un homme » Roman Gary

Information envoyée par Le Manifeste des Libertés : Deux ans de prison ferme pour un non jeûneur en Algérie. Dérive judiciaire à Oum El Bouaghi, Voir El Watan.

Écriture d'une nouvelle intitulée (provisoirement, peut-être) Évanescence. L'évanescence d'une existence.

Lundi 25 octobre

Jean Cocteau sur Klaus Mann, en 1931 : « … un jeune homme qui habite mal sur la terre et qui parle sans niaiserie le dialecte du cœur »

« Nous ne parviendrons pas à trouver le repos. Le repos n'existe pas, jusqu'à la fin » Klaus Mann

« Prenant de l'âge, je crois de moins en moins à la norme et à la normalité » Luc Boltanski

Une lectrice écrit à Maïakovski : « Vos vers ne réchauffent pas, ni ne font chavirer ni ne sont contagieux » qui répond : « Je ne suis ni un poêle, ni la mer, ni la peste » Cité par D. Desanti dans Elsa/Aragon, Le couple ambigu, 1994, Belfond.

Mardi 26 et mercredi 27 octobre

Non loin de la frontière suisse, invités par l'ami Rachid. Le soleil était de la partie. C'était comme si le train rapide de nos existences s'était arrêté pour nous laisser goûter la douceur sans pareille de l'amitié, de l'hospitalité, la beauté vaste et sereine des paysages - à l'horizon, longue ligne friselée des sapins -, le plaisir des retrouvailles, de la conversation, la saveur des plats préparés par notre hôte. Merci ami très cher.

Samedi 30 octobre

Écriture de la nouvelle en cours, Évanescence pour tenter d'accéder au nœud indénouable tout en écoutant l'Allegretto in C minor de Schubert.

Lundi 1er novembre

Anniversaire. Sur la proposition de R. visite au cimetière militaire de Rougement, guerre de 1939-45. Ceux de là-bas, du Maroc essentiellement, venus mourir ici, si jeunes mêlés à la terre française, pour combattre l'ennemi nazi. Quelqu'un, quelque part dans le monde, se souvient-il d'eux?

Dimanche 7 novembre

Spectacle de la violence ordinaire. Des mots. Physique. Les humains sont corrosifs, vénéneux aux uns aux autres.

A propos de son amour inaccompli, connu à l'âge de 15 ans, Flaubert écrit : « Chacun de nous a dans le cœur une chambre royale. Je l'ai murée mais elle n'est pas détruite»

Lundi 8 novembre

Vernissage de l'exposition de Vues d'Afrique dans le cadre du 10ème Festival Lumière d'Afrique, culture et cinéma (du 6 au 14 novembre 2010) Parmi dix photographes, Annie expose ses belles photographies et compositions : « Architecture de terre, région de Ouarzazate, Maroc » Un bon moment.

Mardi 9 novembre

« Question : la poser c'est la résoudre.

Poète : synonyme noble de nigaud-rêveur.

Orthographe : Y croire comme aux mathématiques.

N'est pas nécessaire quand on a du style.

Mathématiques : dessèchent le cœur.

Livre : quel qu'il soit, toujours trop long.

Honneur : Il faut toujours être soucieux du sien mais pas celui des autres. »

Extrait du Dictionnaire des idées reçues, Flaubert.

« Souviens-toi de te défier » -et non de te méfier, comme je l'ai toujours cru, de Prosper Mérimée, la tenant de sa mère, Anne Moreau. Vérifier la nuance. Aimerais lire, dès que j'aurai un moment, son livre La double méprise.

Mercredi 10 novembre

« La mort est une maladie des bien portants et des malades. Quand on n'est pas malade, on est encore quelqu'un qui doit mourir » Jankélévitch

Du même : « Comment des années si courtes se fabriquent-elles avec des journées si longues? »

Yousry nasrallahAprès-midi pluvieuse. Me suis offert un bonheur, un film égyptien. Merci Festival des Lumières d'Afrique de Besançon. Ai donc vu Femmes Du Caire de Yousri NASRALLAH (2009). Magnifique et terrible. Film coup de poing. Tendu de bout en bout par une énergie... Relations très dures, violentes, sans pitié, sans recours entre les hommes et les femmes. Regard d'une société divisée, plus que divisée, à tous les niveaux. Solitude. Huis clos des existences et des consciences. Enfermement. Pauvreté. Monde pourri de la politique, de la presse. Comment y vivre, comment y tracer son chemin? J'en suis sortie des crampes à l'estomac, remuée et émerveillée du talent du réalisateur et des acteurs.

Vendredi 12 novembre

L'amour, une modalité de rapports, non une performance.

Samedi 13 novembre

Clôture Du Festival Lumière d'Afrique. Chaleureuse.

Avons vu le film Disgrâce, réalisé par Steve Jacobs, Afrique du Sud/Australie, 2008, adapté du roman de Coetzee que nous n'avons pas aimé, le Shérif et moi. Un film très très problématique, quasi nauséeux.

Dimanche 14 novembre

Beau temps. Avons même eu chaud en allant acheter du pain. Déjeuner d'une tranche de tomate, de fromage de chèvre et d'un filet d'huile d'olive, un festin. Le Shérif est allé chercher des informations sur Cotzee. Craint de ne pas l'apprécier au vu de ce qu'il en lit. Aurait-on donné le prix Nobel de littérature à un colonial? Mais ce ne serait pas la première fois.

Travaille à l'écriture d'une nouvelle provisoirement et banalement intitulée : Quand tu aimes il faut partir.

Lis pour mes conférences sur « Lettres à... », Lettres à mon fils, Alexandre Dumas, Mercure de France, 2008.

Mardi 16 novembre

Aïd El Kébir.

Jeudi 18 novembre

BrancheHier, au gré d'une recherche, suis tombée sur le blog de Raphaëlle Branche, historienne. Sur la question du viol en Algérie, pendant la guerre 1954-1962. Sujet longtemps occulté par tous. Le Journal de Mouloud Féraoun cité à ce propos.

Lundi 22 novembre

Prépare conférence sur le thème de la correspondance : Lettres à Nelson Algren de Simone de Beauvoir.

Mercredi 24 novembre

Ouvrir le jour

Écriture de ma nouvelle Quand tu aimes il faut partir. Me résiste. Ai capté sur les ondes sur le thème du « mot qui manque » de très belles paroles d'une philosophe dont j'ai oublié le nom, honte à moi, mais je le retrouverai. Entendre, dire bonjour dans les autres langues, les langues des migrants. Que l'on souhaite un bon jour ou la paix salam, en arabe, shalom en hébreu, on n'ouvre pas le jour, le monde de la même façon. Il lui a manqué de ne pas le savoir quand elle était enfant, aucun enseignant n'ayant eu l'idée, n'ayant pris l'initiative de demander (de chercher à savoir) aux élèves présents dans la classe, d'origines diverses, comment se dit bonjour dans leur langue native respective, en arabe, entre autres. Quand on y pense, ce n'est pas anodin. La langue française, la langue centrale, sourde aux langues intérieures que ceux venus d'ailleurs portent en eux, témoignant du bruissement du monde .

Vendredi 26 novembre

Neige épaisse sur les arbres, ceux en face de ma fenêtre, grands et nus, rigidifiés. Sur les toits, les voitures, les trottoirs. La neige, pour moi = moins marcher et pense à ceux qui vont avoir froid, en mourir peut-être, dans les villes prospères.Harbi

Lis posément, avec intérêt, intensité Un homme debout de Mohamed Harbi, l'un des acteurs du mouvement national algérien, historien, ce qui ne gâche rien. Mémoires politiques (1945-1962) En suis aux passages personnels décrivant sa famille. L'Algérie, la famille, le village, la ville, décrits de l'intérieur, sans concession.

L'Algérie est en manque d'écrits bio et autobiographiques. Qui étaient ces hommes et ces femmes qui « un jour » n'ont pas trouvé comme allant de soi le statut de colonisé? De quels milieux venaient-ils? Qu'est-ce qui les a éveillés aux réalités coloniales, quelles rencontres ont-ils faites? Quels étaient leurs espoirs, leurs ambitions, leur tempérament, leur sensibilité?

Cela commence à changer, un certain nombre d'écrits auto-biographiques paraissent ces dernières années... Dans ce pays, tout ce qui a relevé de l'identité personnelle a été bloqué, si ce n'est rejeté, fustigé. Par la culture traditionnelle où l'individu, l'individualité n'ont pas de place mais aussi par l'institution scolaire et, à certains égards, universitaire, reprenant l'héritage français, « le moi est haïssable » de Pascal, le Contre Sainte-Beuve de Proust, le structuralisme, parfois dans son expression la plus restrictive, la moins féconde. Un écrivain n'existe en tant qu'écrivain que par son œuvre, bien sûr... mais l'homme, la femme qu'il, qu'elle a été est loin d'être inintéressant et sans pertinence. Il n'est pas sûr que la biographie n'apporte pas sa part d'éclairage à l'œuvre. D'où l'intérêt, le plus grand soin, la plus grande attention apportés aux écrits personnels, épistoliers, intimes des écrivains de la part des bibliothèques, des musées, des maisons d'édition... En France, pour en parler rapidement, on pouvait s'offrir le luxe de l'immanence du texte, détaché de l'individualité, de l'histoire de son auteur, le trésor existait, existe. En Algérie ce n'était pas, ce n'est pas exactement la même situation. Il est sans doute quelque peu imprudent et hasardeux de professer le mépris de la biographie. Des Keltoumécrivains, des artistes disparaissent et l'on ne sait quasiment rien d'eux, à part des notices reprises àKeltoum2 chaque fois. Quelle absence... Keltoum, née Aïcha Adjouri, est morte en novembre 2010, à l'âge de 94 ans. Keltoum la doyenne des actrices algériennes, née en 1916 à Blida, c'est-à-dire la doyenne des Algériennes rebelles, si l'on retient qu'en ce temps-là, dans cette société-là, subissant le joug colonial mais aussi ses propres préjugés, vouloir être artiste (chanteuse, danseuse, comédienne, actrice) c'est exactement choisir de subir l'opprobre familial et du groupe, d'être une paria. Un parcours à retrouver, découvrir, à faire connaître absolument. Sinon, ce serait une deuxième mort et notre ignorance en serait encore étendue. Keltoum et pas seulement elle mais aussi les quelques autres de sa génération et des générations suivantes, dans maints domaines. Une biographie D'Abdelkader Alloula, d'Azzeddine Medjoubi, hommes de théâtre, assassinés dans l'exercice de leur fonction... En Algérie, quand ce n'est pas l'ignorance, l'indifférence qui effacent des mémoires, l'intégrisme tue. Alors que s'écrivent les biographies, nombreuses et diverses!

Dimanche 28 novembre

Paysages blancs. Hier soirée douce avec F qui dans la foulée fêtait son anniversaire et Jean-Jacques qui m'a offert Contes libertins du Maghreb de Nora Aceval. Je l'ai montré à R qui m'a dit avec son ironie habituelle « Parce que ça existe? » Ambiance amicale et reposante. Cela ne fait de mal à personne.

Lecture d'Une vie debout de Mohamed Harbi. Les années 50 en France : « Il me faut souligner ici le rôle que jouait le PCF dans la vie de la plupart des émigrés, indépendamment de toute adhésion à une ligne politique particulière : le PCF, c'était le vestibule d'une France qui les acceptait »

« Donc, j'ai adhéré au MTLD et suis devenu militant d'un parti. Mais quel était ce parti? (…) Les partis de ce type s'offrent, indépendamment de leur objectif, comme un lieu de sécurité affective et d'identité par l'inscription de l'adhérent dans un espace collectif fort. Ainsi en fut-il des partis ouvriers du XIX ème siècle qui ripostaient – et pas seulement politiquement – à toutes les dépossessions, toutes les solitudes, toutes les errances, et qui offraient à la fois la chaleur d'un lieu et la haine de l'inhumain qu'incarnait l'Autre social. Cette dimension socio-affective, avec ce qu'elle implique pour la psychologie du militant, je l'ai évidemment connue, puisque je ne parvenais plus à distinguer vie privée et action politique. Ma vie quotidienne devint inséparable de la structure organisationnelle dont j'étais membre. Pour moi, l'organisation n'était pas un instrument. Telle un père symbolique, elle acquit à mes yeux une sorte de sacralité et engendra en moi – fidèle plutôt qu'adhérent – une double conscience : conscience coupable, car je me sentais toujours en dessous de ma tâche ; et conscience triomphante, car j'avais le sentiment d'être l'agent historique d'une cause sacrée. Et ma joie, notre joie militante, se nourrissait des cris de rage attendus de nos adversaires humiliés. Car nous vivions dans la certitude d'une victoire que ne saurait contredire les aléas de la conjoncture. » pp 73-74. Voir aussi à propos des « gauches européennes ignorant l'anticolonialisme » p 109.

Ne pas oublier que le temps qui passe modèle les êtres. Ce temps qui a passé hors de vous et qui ne s'est pas arrêté sur l'image que vous aviez emportée avec vous. Cette personne-là que vous aviez laissée avec son jeune visage, sa jeune silhouette, ses espérances, la quiétude que vous aviez éprouvée. Cette personne-là qui est-elle devenue? Quelqu'un que vous ne connaissez pas.

Mardi 30 novembre

Révision de ma conférence Lettres à Milena de Franz Kafka dans le cadre de mon cycle « Lettres à ... ». Reconstate la beauté, la profondeur de ces lettres. Oui, « Un édifice littéraire ». Des phrases qui vous accrochent, vous hantent. Qui rendent quasi perceptible la présence de Kafka et de Milena, le temps où ils ont vécu, chargé de menaces, d'inquiétude et de mélancolie. Puissance de l'écriture, de la littérature. Ceux qui ne sont plus sont plus vivants que les vivants. Ô Milena.

Personne ne possède qui que ce soit, même si nous voulons le croire, même si cela rassure de le croire, les dents plantés dans l'autre. Il n'y a que notre condition humaine qui nous possède. Nous naissons et nous mourrons.

Mercredi 1er décembre

Neige. Neige. Neige. Suis sortie. Ai marché précautionneusement. Pas désagréable. Travaillé ensuite à ma nouvelle qui me donne du fil à retordre. M venue à la maison me parle de ses conditions de travail dans une moyenne surface. Exploitation, pas d'autres mots. Dîner avec le Shérif qui a préparé le repas. Mais juste avant, a regardé pour la deuxième fois le film Intelligence artificielle de Spielberg qui l'a encore remué. Nous en parlons et effectivement Spielberg est l'un des rares artistes à avoir décrit avec un tel talent le mystère et l'inconditionnalité de l'amour d'un enfant pour sa mère. Ce genre d'amour qui vit, survit, persiste quelle que soit la dimension temporelle.

Ai jeté un œil, via internet, sur El Watan, Quotidien d'Alger. L'horreur de cette information et son visage sur le journal. L'exécution par pendaison d'une Iranienne -après 8 ans d'emprisonnement – accusée d'avoir tué l'épouse de son amant. Et selon la loi du talion, c'est le fils de la victime assassinée qui aurait fait glisser le tabouret sur lequel la condamnée se tenait debout. Pourquoi de telles nouvelles nous arrivent-elles d'Iran? Pourquoi les journaux s'empressent-ils de répercuter illico presto et continument ce genre d'informations concernant l'Iran? Pour planter dans la tête de tout le monde que ce pays où de telles horreurs se déroulent mériterait d'être bombardé?

Relations humaines. Qu'elles prennent le chemin de la banalité, de l'insignifiance, rien de plus courant. Celui-là, cet autre, cette autre : moyens, contraints, mesquins, ainsi vont les êtres.

Jeudi 2 décembre

Captés sur les ondes : « C'est difficile d'être normal ». « Beaucoup de gens sont mieux quand ils sont au travail ». « Souffrance sociale, souffrance au travail »

Vendredi 3 décembre

Constantine, 1837

Pendant que l'assaut se livrait, et même avant qu'il commençât, et dès les premières clartés du matin, un mouvement extraordinaire d'émigration s'était manifesté autour de la place. De Koudiat-Aty, on voyait la foule inonder les talus suspendus entre la ville et les précipices, et bouillonner dans cet espace, soumise à des flux et reflux qu'occasionnaient sans doute les difficultés et les désastres de la fuite. Le rebord de la profonde vallée du Rhummel débordait la scène qui se passait au-dessous de la crête des rochers verticaux; on perdait de vue le cours des fluctuations de toute cette multitude, mais on le retrouvait plus loin, lorsqu'il sortait du ravin pour se ramifier en mille directions, le long des pentes que couronnait le camp du bey Achmet. C'est vers ce centre que convergeaient toutes les longues files d'hommes armés et désarmés, de vieillards, de femmes et d'enfants, et tous les groupes qui, entre les principales lignes de communication, fourmillaient à travers champs. Deux pièces de montagne, amenées sur la lisière supérieure du front de Koudiat-Aty, lancèrent quelques obus au milieu de cette nappe mouvante de têtes et de burnous, qui recouvrait les abords de la ville les plus rapprochés de nos positions. Les frémissements qui suivaient la chute de chaque projectile indiquaient quels cruels effets ils avaient produits. In Recueil de documents sur l'expédition et la prise de Constantine par France-Armée, Google-livres.

De Palestine

Ce que dit la colombe messagère


Sakakini est un centre culturel palestinien. Il est le premier à avoir ouvert ses portes à Ramallah. Une de ses particularités est d’avoir été le lieu où Mahmoud Darwich avait installé son bureau et travaillait lorsqu’il était à Ramallah. C’est une maison magnifique construite il y a environ 150 ans et rénovée il y a peu par l’institut de conservation Riwaq. Elle est entourée d’un beau jardin, où nous avons eu l’occasion pendant l’été d’assister à des concerts.

...Ce jour de 2001 où l’armée a garé son gros tank dans le jardin du centre : Il n’y avait personne à ce moment dans la maison, donc aucun danger pour les soldats. Mais pouvons-nous encore penser qu’ils ont besoin d’être en danger pour s’attaquer à la Palestine ? Ils sont entrés dans le centre, ont détruit toutes les portes du centre, à l’intérieur et à l’extérieur, avec une bombe placée sur chaque serrure. Les portes intérieures n’étaient pas fermées à clé… Ils ont saccagé les œuvres exposées dans la galerie du centre, les ont décrochées et les ont détruites à la façon dont un rocker détruit sa guitare à la fin d’un concert. Ils ont pénétré dans le bureau de Mahmoud Darwich, ont mis tous ces livres et documents par terre avant d’uriner partout dans le bureau.

En traversant les pièces... j’ai eu envie de pleurer. En pénétrant dans le bureau de Mahmoud Darwich, j’ai été submergé par l’émotion, toute autre celle-ci. Le bureau est tel qu’il l’a quitté à sa mort en 2008, une espèce de sanctuaire dans lequel on entre en frissonnant avec le sentiment de marcher sur les traces d’un grand homme.

Si seulement vous pouviez

Voir les premiers rayons de soleil colorer les sommets des collines et les oliviers.

Passer devant une boulangerie de Ramallah et sentir l’odeur du pain pita sorti du four.

Rencontrer les artistes, musiciens, écrivains et réalisateurs palestiniens et les écouter parler de Culture.

Entendre le son d’un oud et les paroles d’une chanson populaire.

Observer à la dérobée un vieillard, coiffé de son keffieh et habillé de sa djellaba.

Plonger dans le marché aux légumes d’Al Bireh.

Être réveillés par l’appel à la prière au lever du jour.

Voir les collines se teinter de rose au coucher du soleil.

Traverser la place Al Manarah au milieu du chaos des automobiles.

Entrer chez un marchand de café et humer l’odeur des grains moulus.

Voir le sourire sur le visage des enfants quand ils entendent la musique de la voiture du marchand de glaces.

Entendre les chauffeurs des taxis héler les passants en criant Hébron ! Naplouse ! Bethléem !

Rencontrer des Palestiniens et partager des moments de vie avec eux.

Alors seulement vous comprendriez mon attachement à ce pays et le déchirement intérieur que produit l’approche du départ...

Dimanche 5 décembre

Hier le soleil brillait et la neige scintillait. Travaillé en face de la baie vitrée, ai eu même chaud. Suis sortie, ai pris une pelle et déblayé l'entrée de la maison pour faciliter le passage. Cela m'a fait un bien fou et me suis sentie ragaillardie. Venue d'Om.

AlloulaSoir. Me suis attardée sur le FB de Raja Alloula, y ai regardé l'album de photos d'Abdelkader AlloulaRaja Alloula, longuement. Alloula en répétition, en représentation, assis par terre, lisant son texte, en conférence, Alloula en visite au pavillon des enfants cancéreux... L'une des photos représentait aussi Raja avec un profil pur, très beau.

Il y a 16 ans, je lui avais écrit, quelques jours après l'assassinat de son époux à Oran. Ensuite, tout est allé très vite. Raja a retrouvé ma lettre et m'a répondue, via internet, 16 ans après. Le passé m'est revenu, me submergeant de peine et de tendresse.

Visité également le FB « Pour une Algérie propre ». Émue de voir de voir que des Algériens se battent sur tous les fronts ordinaires du réel ordinaire, très dur donc, celui entre autres de la propreté. Propreté de leurs quartiers, de leurs immeubles, de leurs rues, de leurs villes... Les bouteilles de plastique, une catastrophe écologique!

Lundi 6 décembre

Préparation de mon intervention « Lettres à ». Cette fois, Lettres de Tchekhov à Olga Knipper. Et je pousserai un peu vers Gorki.

Tchekhov à Olga Knipper : « L'art – et surtout le théâtre – est un domaine où il est impossible d'avancer sans trébucher... »

Le même à la même : « Les langues provinciales oisives s'agitent, et moi je m'ennuie, je suis furieux, j'enrage et j'envie le rat qui vit sous le plancher de votre théâtre. »

Reconnaître son propre chant et le parfaire.

Mardi 7 décembre

« Marguerite Duras disait que c'est l'écriture qui lui apprend ce qu'elle écrit. Il s'agit de savoir ce que l'on cherche à dire en le faisant. » Jean-Pierre Baro, comédien et metteur en scène

Faire le tour de soi-même, avec ses différentes étapes comme un tour de France, au sens des Compagnons.

AfficheNous sommes la fragilité même car nous sommes voués à la mort, à notre disparition. Avant cela à l'amoindrissement, à l'affaiblissement, à la maladie, à la douleur. Je m'étonne qu'on l'oublie, à voiSivanr tant d'arrogance, d'immodestie et d'inhospitalité de soi.

Grâce à l'AFPS de Besançon, vu avec le Shérif un film absolument remarquable Jaffa, La Mécanique de L'Orange (2009) du cinéaste israélien Eyal Sivan. Celui-ci était présent pour le débat. Un homme fort de ses convictions, aux idées très claires, courageux. Cela faisait longtemps que l'on n'avait pas passé une soirée aussi dense, aussi intelligente, aussi passionnante. Film à voir, revoir, faire voir et revoir. Du très bon et très beau travail, dans la forme et le fond.

Mercredi 8 décembre

Tchekhov ou l'élégance!

« Toi ma chérie, tu écris que ta conscience te tourmente du fait que tu vives à Moscou et non pas avec moi à Yalta. Mais pourquoi ça, ma chérie? Réfléchis un peu : si tu passais tout l'hiver à Yalta avec moi, ta vie serait gâchée et moi j'aurais des remords et ce serait à peine mieux. Je savais bien que je me mariais à une actrice, c'est-à-dire qu'au moment du mariage, je me rendais compte clairement que tu allais passer les hivers à Moscou. Je ne me considère pas le moins du monde comme blessé ou négligé, au contraire, il me semble que tout va bien ou du moins comme il faut, et ainsi, mon petit cœur, ne me trouble pas avec tes remords. En mars, nous allons revivre et ne plus ressentir l'actuelle solitude. Calme-toi mon aimée, ne t'inquiète pas, mais attends et espère. Espère et rien d'autre. »

Anton Tchekhov, le 20 janvier 1903 à Yalta en réponse à Olga Knipper qui lui avait écrit :

«J'ai eu tout d'un coup honte de m'appeler ta femme. Quelle femme? Tu es seul, tu es triste, tu t'ennuies... Je sais que tu n'aimes pas que j'aborde ce thème... » 15 janvier 1903


Jeudi 9 décembre

Tout à l'heure, Atelier d'écriture. La séance dernière fut très sympa, active et pétillante de finesse et d'intelligence. Ont travaillé respectivement sur les mot neige et arbre. Ensuite sur le trio pudeur/réserve/timidité.

Réflexion autour du souvenir. Celui qui commet le geste d'attenter à ses souvenirs, qu'il ne se fasse aucune illusions, il s'en est pris à lui-même. Il en sera plus pauvre. Laissez les souvenirs dormir comme dorment les visages au fond d'un lac.

Souvenir. Il a frappé à ma fenêtre, un jour des décennies que je ne pensais pas à lui, une vie. Il a demandé : est-ce bien toi? Je l'ai reconnu et me suis mise à trembler - imperceptiblement. La prime jeunesse, un printemps, à peine un été et ce ne fut que cela.


Vendredi 10 décembre

« femme sans nom » Pas de mot en grec ancien pour désigner le viol.


Dimanche 12 décembre

Tchekhov à Gorki : « et puis en province on vieillit vite ».

Gorki à Tchekhov : « C'est juste et vrai de mes expressions ampoulées. Je n'arrive pas à les bannir de mon vocabulaire. Ce qui m'en empêche, c'est la crainte d'être grossier. Et puis, je cours toujours quelque part, je lâche tout ce que je fais, et qui pis est, je vis exclusivement de mon travail littéraire. Je ne sais rien faire d'autre. »

Mardi 14 décembre

Dernière conférence de mon cycle « Lettres à ... » avec le très cher Sénèque et ses Lettres à Lucilius. Des lettres qui arrivent jusqu'à nous du fond de la nuit des temps (pour en mesurer la distance, s'il est possible de s'exprimer ainsi, se dire juste qu'il a vécu au temps de Néron puisqu'il en a été, « un moment » , le conseiller). Des lettres de direction stoïcienne, qui n'ont pas pris une ride sur l'essentiel et qu'il est bon de lire car elles aident à mener une réflexion vigilante sur soi... par exemple, ces lignes de la lettre 10,

C'est ainsi, je ne change pas d'avis : fuis le grand nombre, fuis le petit nombre, fuis même l'homme seul. Je n'ai personne avec qui je voudrais te voir en relation. Et vois quel jugement je porte sur toi : j'ose te confier à toi. Cratès, à ce que l'on raconte (…) voyant un tout jeune homme se promener à l'écart, lui demanda ce qu'il faisait là-bas seul. « Je parle, répondit-il, avec moi-même. » Cratès lui répliqua : « Prends garde, je t'en prie, et fais bien attention : c'est avec un homme mauvais que tu parles. »

Traduction Marie-Ange Jourdan-Gueyer, Édition GF Flammarion, 1992

Sur l'esclavage, la très belle lettre 47

Je suis heureux d'apprendre de ceux qui viennent d'auprès de toi que tu vis en famille avec tes esclaves, conduite bien digne du personnage éclairé, cultivé que tu es. « Ce sont des esclaves. » Non, ce sont des hommes. « Ce sont des esclaves. » Non, des compagnons de gîte. « Ce sont des esclaves. » Non, mais d'humbles amis. « Ce sont des esclaves. » Des esclaves comme nous-mêmes, si l'on songe que la fortune étend ses droits également sur nous comme sur eux...

Veux-tu bien te dire que cet être que tu appelles ton esclave est né de la même semence que toi; qu'il jouit du même ciel, qu'il respire le même air, qu'il vit et meurt comme toi...

Et cette belle phrase dans sa langue native, quel plaisir ! Nulla seruitis turpior est quam uoluntaria. En français, cela donne : La plus indigne des servitudes est la servitude volontaire.

Pendant la conférence, j'ai demandé à ceux qui avaient fait du latin d'en lire quelques lignes à haute voix. Je rêverais d'une lecture publique des lettres à Lucilius, lecture à double voix, l'une disant le texte dans sa langue originelle et l'autre en français...

Mercredi 15 décembre

La grande Rue, le sol glissant et l'accordéon joué par un Rom, magnifiquement; emplissant l'air de réminiscences mélancoliques. Ai pensé à « Sombre dimanche »

Arrive chez l'ophtalmo. Dis bonjour à la secrétaire qui n'estime pas nécessaire de répondre. Je m'approche d'elle et lui dit posément : « je vous ai dit bonjour » Là, son visage se déstabilise, d'autant plus que le médecin a assisté à la scène...


Vendredi 17 décembre

En chemin vers l'autre que soi.


Jeudi 23 décembre

Repas avec amis venus d'Autriche.