Soumya Ammar Khodja

Journal: année 2011


Mercredi

Très froid. Ciel bleu. A la biblio de conservation. Consultant le Dictionnaire pour le mot diluer, ai trouvé cette citation qui convient aux situations de « musique » imposée partout, dans tous les endroits, sauf en bibliothèque, dieu merci! « Ces torrents de musique indiscrète (…) diluent sa force, détruisent la sainte solitude et le trésor des secrètes pensées » Romain Rolland

Mardi

Profil de personnage, à bâtir : plusieurs facettes selon les moments, les situations. Calme, inquiet, aigri, agressif, inassouvi, sans conteste.

Mercredi

OteroHier vu avec le Shérif un film documentaire Histoire d'un secret (2003) de Mariana Otéro. Très bon. Le genre de film qui me fait comprendre le sens d'écriture cinématographique. Un désir. Un projet. Une construction. Une réflexion. Une dignité. Otéro a rendu un très bel hommage à sa mère, en restituant sa présence, son talent de peintre ensoleillé, arrêté net par une sonde et ses suites mortelles. Comment rendre présents ceux qui ne sont plus là? Ce fut l'une des questions essentielles sous-tendant la démarche de la cinéaste. Merci Mariana.

Samedi 15 janvier

Il fait beau. De la lumière et les longs arbres se dressent devant mes yeux. Tout à l'heure manifestation de soutien, Place Saint-Pierre, aux Tunisiens et aux Algériens.

Tous ces derniers jours, le cœur inquiet, l'attention tendue vers ces deux pays. Comment ne pas ressentir dégoût et colère? CesBouazizi dictateurs qui ont réussi à faire de leur jeunesse des émeutiers, des harragas, des suicidaires. Voilà leur titre de gloire. Le problème c'est que ces gens-là ne comparaissent devant personne, ne répondent pas de leurs actes, de leur responsabilité. Qui répondra de la mort de Mohamed Bouazizi, 26 ans, de son désespoir à en mourir - et de quelle façon, mon dieu, de quelle façon! - de chaque vie tuée?

Il a dévalisé le pays, ligoté ses opinions, emprisonné, terrorisé, fait tuer et voilà qu'il s'enfuit ce Zinedine Abidine dont la seule vue de son visage me révulse, parce qu'il se double de tous les visages des dictateurs anthropophages des pays dits musulmans.

Je pense au film de Yousry Nasrallah, Égyptien, Femmes du Caire : l'une des premières séquences montre l'héroïne du film, animatrice d'une émission de télé, poser la question à un ministre (je crois) sur les jeunes qui prennent la mer à en mourir, leur pays ne leur offrant aucune alternative que celle du pari désespéré.

Ai lu un article d'El Watan sur la nature du pouvoir en Algérie.

Responsabilité/Complicité/Silence, en ce qui concerne au moins la Tunisie, des gouvernants français, de leurs médias, de leurs politiques (les socialistes aussi), de leurs opinions. Voilà que subitement, ils se rendent compte qu'en Tunisie il y a des démocrates – qui ont été bien seuls, ô combien! - hommes et femmes et qu'il faudrait aider!

Daniel Mermet, il y a quelques années, dans son émission Là-bas si j'y suis, sur France-Inter, a été l'un des rares à parler et à faire parler autrement de la Tunisie.

La vie en vrac. Berlusconi, la honte! Mafioso et tout aussi anthropophage... T'inquiète, ton tour viendra, d'une manière ou d'une autre. Les deux jeunes Français tués au Niger grâce à l'incurie des gouvernants. Lis une Histoire des haines d'écrivains. Dîner avec Annie.

Dimanche 16 janvier

Le gel recouvre encore en partie le sol du jardin mais il fait très beau, lumineux. S comme soleil, bon à prendre. Lis Cette obscure clarté de François Florent. J'aime chercher les voies obliques qui aident à la réflexion.

Tâches/corvées ordinaires et nécessaires. Nettoyage du rez-de-chaussée. Ordre dans mon bureau. Henné. Linge à étendre. Messages à écrire. Inventaire travaux d'écriture. Respirer. Ne pas s'énerver. Accueillir le meilleur, le déterminer.

Mardi 18 janvier

Hier ciel bleu, lumière... Quelque chose qui ressemble au printemps, un mois de janvier. J'ai même vu un arbre pointer ses fleurs. Est-ce possible?

Après-midi d'écriture à la biblio de conservation, moins silencieuse que d'habitude, des visiteurs n'arrêtant pas d'aller et venir. Je ne comprendrais jamais ceux et celles qui font résonner leurs chaussures, claquent pratiquement la porte en bibliothèque. Mais comme dit Anouar, ce n'est qu'un "doux tourment" : j'écris. Et l'ami bienveillant souffle : "Enjoy!"

Ai consacré les quelques heures à réécrire, à étoffer des paragraphes de la nouvelle Rachel (titre provisoire). Donner une épaisseur. Tirer le texte de l'écran, de sa tenue typographique trompeuse. Le lire, chaque page entre les mains, impitoyablement.

Suis partie à la fermeture. Noir et froid. Ai voulu acheter des pommes chez un petit producteur mais bien sûr le marché couvert était fermé. Marche rapide et n'ai plus eu froid. En chemin, ai pris du pain. Arrivée à la maison, il faisait tiède et bon, le Shérif avait préparé le repas.

Parce qu'il est question de la Tunisie, suis restée devant la télé, C dans l'air. La réalité impose sa terrible, passionnante, réjouissante et inquiétante complexité. Onde de choc courant sur la carte du Maghreb et du monde arabe. Les jeunes, les gens sortent dans la rue, manifestent, protestent. Un dictateur est tombé. Le cœur en attente, l'espoir, l'émotion de la dignité retrouvée. L'hypocrisie des gouvernants européens et nord-américains, des médias aussi. Le cœur très inquiet pour l'Algérie. Un mot : immolation. Sifaoui qui participait à l'émission était calme, posé mais dès qu'il s'est agi de l'Algérie, son débit s'est accéléré, réprimant à peine sa fureur. Il raconte. Un homme de 35 ans au chômage est allé demandé du travail au sous-préfet de … [je ne me souviens plus du nom de la ville. Je retrouverai.] Celui-ci lui a répondu par la négative et a ajouté : "Si tu n'es pas content, tu peux faire comme le Tunisien". Il l'a pris au mot et il est revenu avec un jerrycan d'essence. L'homme est mort de ses brûlures.. 

Via internet, lecture des articles sur El watan : « L'immolation, c'est se sauver de l'incendie social », Entretien de Nacéra Sadou, psychologue clinicienne, date du 18-01-2011; Immolation par le feu, harga, suicide, désespoir des Algériens et mutisme officiel, signé par Ghania Lassal, date du 18-01-2011.

Je navigue sur la désespérance, sur la Hogra des gouvernants algériens qui, eux, n'ont que mépris pour les Algériens. Tentatives d'immolation à El Oued (Homme de 35 ans, 4 enfants, a vécu 3 ans dans un garage. Demandait un travail et un logement), Jijel, Tébéssa et Bordj Ménaïel.

Mercredi 19 janvier

Pour toi la voix de Vincent Van Gogh : « On ne saurait dire ce que c'est qui enferme, ce qui mure, ce qui semble enterrer... Sais-tu ce qui fait disparaître la prison, c'est toute affection profonde, sérieuse. Être amis, être frères, aimer, cela ouvre la prison par puissance souveraine... Mais celui qui n'a pas cela demeure dans la mort. Mais là où est la sympathie, renaît la vie. »

Jeudi 20 janvier

Dans le cadre des activités de l'A.F.P.S de Besançon ai vu avec le Shérif le film Aïsheen du cinéaste genevois Nicolas WadimoNicolas Wadimoffff, présent pour le Débat. Un film sur Ghaza, après l'offensive israélienne dite Plomb durci, 2008-2009. Une écriture, une démarche prenante. Entrer à Ghaza, donner à voir, à entendre les gens non les fonctions. De jeunes pêcheurs qui ne sont arrivés à pêcher qu'un seul poisson, des jeunes qui travaillent au zoo, des adolescents qui s'interdisent de rêver et pourtant... qu'il serait doux de devenir médecin pour soigner les siens ou vétérinaire pour soigner les animaux que la violence de la guerre et de l'injustice n'épargne pas, la baleine échouée, morte sous les bombardements des assaillants et dont la belle ossature est récupérée pour son esthétique, le réparateur du parc d'attractions, la jeune fille qui a vu mourir sa mère sous ses yeux, les jeunes rappeurs du Groupe Darg Team (dont le titre d'une de leurs chansons Aïsheen (transcription de l'arabe = Nous vivons/ou nous sommes vivants) est devenu celui du film. (Voir rap gaza WWW.gazameeetsgeneva.com)... Les gens et leur humanité en cet endroit piégé du monde, leur tristesse et leur humour pourtant. Un film documentaire/une écriture cinématographique, une sensibilité personnelle qui nous rendent proches ces si loin-de nous en géographie et nos semblables pourtant en humanité. Un film est aussi un chemin de connaissance. Un cinéaste pèse alors de tout le poids de son art.

Vendredi 21 janvier

En cherchant ferveur – ou plutôt la nuance - le Dictionnaire me mène vers 1-Fervide : adjectif rare, bouillonnant : "Le flot rumoreux [tiens!], fervide renverse et démolit sous ses brusques cascades" Pommier, Océanides, 1839. 2- Fervidité, substantif, féminin, rare, qualité de ce qui brûle, de ce qui est ardent : "La fervidité du feu, la transparence de l'aquarelle " Montesquiou, 1913.

Dimanche

Moyens de défense : le déshabillement intégral, le suicide par immolation, les lèvres cousues, médicaments avalés, sauts par le balcon, automutilation. Article sur El Watan « La décennie noire, Noyés harraga, manifestants mortellement réprimés, suicidés, immolés, sacrifiés... trop de morts ou pas assez? » Adlène Meddi, 21 janvier 2011.

Mardi 25 janvier

Edward SaidJacques F me demande d'écrire une rapide notice sur Mahmoud Darwich. Occasion de relire. Et mon intérêt et ma tendresse pour l'homme, le poète qui avait choisi « le camp des perdants » , le Palestinien, celui qui habitait une valise et le monde ne font que se confirmer. Cette citation, au moins : « Une maison à Haïfa n'est pas une maison à Paris ou au Caire ou à Beyrouth. Les fenêtres d'une maison donnent sur la rue. Quant à la maison métaphorique que le poète invente pour lui-même, il s'agit d'un lieu intime, un vers de poésie. La maison devient un vers et le vers un refuge. C'est pourquoi je suis très heureux qu'en arabe on désigne par un même mot, bayt, aussi bien la maison que le vers de poésie » Entretiens sur la poésie, Actes Sud, 2006.

Edward Saïd, sur l'exil : « C'est la fissure à jamais creusée entre l'être humain et sa terre natale... »

Jeudi 27 janvier

« Quand un pédagogue parle de ses manques ou de ses regrets, il doit dire aux jeunes qui se confient qu'il faut faire autrement, qu'il ne faut pas imiter (…) il y a beaucoup d'acteurs qui font de l'enseignement dramatique sur le tard. Ils ont souvent trop de récriminations et d'amertume. La pédagogie ne doit jamais être la réfraction de l'aigreur. Il ne faut ni s'arc-bouter contre la la marche des choses ni être esclave de la mode; le chemin est étroit. » François Florent, Cette obscure clarté, Gallimard, 2008.

Comédie humaine

En vouloir à l'autre, aux autres de ses propres manquements, frustrations, lacunes : voici l'exercice favori auquel souvent les humains s'adonnent.

En vouloir à autrui quand il surprend, découvre vos erreurs, vos imperfections, votre vérité, votre gouffre. Et surtout oublier de s'en vouloir d'avoir fait en sorte, à l'insu de l'autre, qu'il vous découvre.

Et encore et toujours, le non-dit, le verrouillage. Mais comme aurait dit Sénèque : Tu as beau agir ainsi, tu n'effaces pas ton ombre, quelles que soient tes façons d'agir, tu n'effaces pas ton ombre car elle est en toi.

Regard

Proposition d'écriture sur le thème du regard, à l'avant-dernière séance de mon Atelier. Le regard, considéré comme ce qui ne ment pas, ne triche pas. Miroir de l'âme. Moi, pas si sûre. Me reste le sentiment que l'on se trompe sur la signification d'un regard. Je ne sais même pas comment interpréter un regard. Illisible.

Mensonge

Autre proposition d'écriture. Je connais un galopin - à l'époque, il devait avoir 5/6 ans - qui a demandé à ses parents et leurs amis assis autour d'une table si c'était bien de mentir. Il a ensuite demandé à chacun des présents s'il mentait. Tous se sont débrouillés pour donner une réponse nuancée, prudente sauf la mère : « je ne mens pas » et son petit garçon lui a rétorqué : « Là, tu mens! »

Écoute

« Écoute. Chaque fois que tu éprouveras le besoin d'ajouter un adverbe après un verbe, dis-toi que tu n'as pas trouvé le verbe approprié. Méfie-toi des expressions courantes, elles sont toutes fausses. Tu dois être capable d'écrire un livre sans la moindre ponctuation, et il faut qu'il soit parfaitement intelligible pour ton lecteur, alors, et seulement alors, tu ponctueras selon ta respiration et non selon les règles que l'on t'a apprises. Ta bêtise est telle que je te soupçonne d'appliquer toutes les règles. » Jean Genêt à Elias Sambar, cité par Elias Sambar dans son Dictionnaire amoureux de la Palestine, Plon, 2010.

Pris à la la médiathèque Un captif amoureux de Jean Genêt que je voulais lire depuis longtemps. « … j'avais accueilli cette révolte [celle des Palestiniens] de la même façon qu'une oreille musicienne reconnaît la note juste »

Samedi 29 janvier

Tunisie. Égypte. Immolation. Roms. Alain Keller, photographe. Révoltes. Résistances. Que tombent les tyrans où qu'ils soient.

Vu sur Public Sénat qu'Am regarde, une émission sur les Roms. Honte, honte à la dite Europe. Lu un article accablant « Comment les tomates ont perdu leur saveur » par Pierre Daum et Aurel sur le Monde Diplomatique, janv 2011. exploitation féroce, bénéfices faramineux des grands groupes grâce aux mangeurs de tomates en hiver que nous sommes...

Mercredi 3 février

Navigation sur le journal El watan. Suicides. Par pendaison, une femme de 64 ans, un jeune homme de 27 ans, en se jetant par-dessus un pont... Un homme âgé de 48 ans a ingurgité de l'essence avant d'en asperger son corps... Abdelaziz Bouteflika et Compagnie, qu'avez-vous fait des Algériens, de leur existence, qu'avez-vous fait de l'Algérie???

Jeudi 3 février

Rencontre avec N.A. Discussion sur le colloque transdisciplinaire qu'elle prépare pour juin 2011, Faculté des Lettres, Besançon : Les Affranchies : Franc-Comtoises sans Frontières. Rattachée au labo : « Corps, maison, pays : espaces de la construction de l'identité sexuée »

Vendredi 4 février

Parmi les agréments de la vie : les amis reçus. Nabil et sa petite famille, Rachid et A, Annie, Mongi. Honneur à la Tunisie. Honneur aux origines d'ailleurs, aux alliages. Tunisie, France, Algérie, Italie, Cambodge.

Samedi 5 février

Travaille sur l'entretien avec le Shérif pour le Site Migrations de Besançon. Sur les langues.

Dimanche 6 février

Réfléchis sur la notion de diglossie, du grec diglôssos : bilingue. Pas si simple. Implique une mise en situations de supériorité et d'infériorité des langues dans une société donnée.

Lundi 7 février

Matin. Ciel dégagé et paysage, arbres et sol, blanc de gel. Navigation sur El watan. Sur tout le territoire algérien, des mouvements de révolte, de protestation. Ce qui est sûr, c'est que le chômage chronique a atteint des proportions inqualifiables. Les gens n'ont qu'une vie!

Jeudi 10 février

Je l'avais cru juste méchant et indélicat. Je n'en voulais pas comme ami. Le revois lors d'un diner après une conférence. D'origine algérienne, plus de la soixantaine, retraité, grand, plutôt bien fait de sa personne. Tourmenté, à vif. Aurait voulu être universitaire mais on n'a pas voulu de lui. C'est ainsi qu'il relate les choses aux convives. Décline ses titres. Son inapaisement l'empêche de discuter, d'écouter... Tout lui est motif à se sentir blessé. Cet homme, il y a quelques années JF m'avait présentée à lui, en lui disant que je venais de l'Université d'Alger et il avait répondu : « Parce qu'elle existe encore? »

Nouvelle dure. Une grande romancière dont les livres m'ont accompagnée quelques années de ma vie atteinte de la maladie d'Alzheimer. Ce cerveau qui a tellement fonctionné et qui termine de cette manière! Mais elle laisse les fruits de son cerveau, ses livres.

Lis en lecture alternée Un captif amoureux de Jean Genêt et le Dictionnaire amoureux de la Palestine d'Elias Sambar.

Sur Constantine. Lis et relis textes sur les deux expéditions françaises en 1836 et 1837. Savoir : qu'étaient devenus les fugitifs?

Vendredi 11 février

Dégage!

Egypte

Mon cœur est en liesse! Il a dégagé. Il est tombé, enfin! Après 30 ans de pouvoir et 18 jours de révolte populaire, le dictateur Moubarak est tombé. Félicitations les Égyptiens et bonne route! « Que vos petits nouveaux-nés/Grandissent/Que votre blé pousse/que votre pain lève aussi/Et que rien ne vous fasse défaut/Le bonheur soit avec vous » Mohammed Dib

Samedi 12 février

Pour celles et ceux qui se révoltent, protestent, résistent, marchent, occupent les places, en
Algérie.

Cordon

Paix à vous, mères, épouses,

Le tyran buveur de sang

Dans vos vans sera poussière

Je marche sur la montagne

Où le printemps qui arrive

Met des herbes odorantes

Vous toutes qui m'écoutez

Quand l'aube s'attendrira

Je viendrai laver vos seuils

Et je couvrirai de chants

Les ululements du temps

             Mohammed Dib

Lundi 14 février

En pharmacie, demande de l'huile d'argan. La pharmacienne me tend un petit flacon opaque de couleur violette, portant les inscriptions : Bio et Anti-âge. Je lui dis : « Pouvez-vous me proposer un flacon sans ces appellations mensongères? Pourquoi n'aidez-vous pas les gens à vieillir du mieux possible, en les soignant bien... etc. Et qui vous a dit que je ne voulais pas vieillir? » Elle ne dit mot, bien sûr. L'inscription « Bio » est une imposture sans le label de l'agriculture biologique, quant à « Anti-âge »... de l'insignifiance sémantique, du boniment cynique, de l'imposture à grande échelle. Quand je pense que des fortunes colossales se font sur la terreur de vieillir- sur le déni. « Oui, Lucilius, la servitude retient peu d'hommes, un plus grand nombre retient la servitude » Sénèque, Lettre 22.

Seniors pour ne pas dire Vieux (qui est devenu un gros mot, une faute grave passible de condamnation). Justement. A propos de la situation des vieux et de leurs intérêts et de leurs droits : « Je n'ai jamais vu autant de violence au sein des familles, dans une espèce de combat d'intérêts avec des déchirements incroyables, et, là, il n'y a pas de limites à la malhonnêteté » Jean-Paul Delevoye, médiateur de la République, Le Monde, février 2011. En clair, les vieux en France sont volés, maltraités, abandonnés par leur progéniture et leurs proches, à tel point que la République à décidé d'y mettre le holà... Là, effectivement l'expression Anti-âge prend tout son sens! Et peut-être qu'à force de la voir accolée sur les vitrines de pharmacies, sur les panneaux, sur les murs des villes et autres supports cela donne des idées et légitime les comportements de violence et de mépris vis à vis des vieux...

Samedi 19 février

Marche pour la démocratie en Algérie. Empêchée. Réprimée.

Djurdjura

Ne demandez pas

Si le vent qui traîne

Sur les cimes

Attise un foyer

Si c'est un feu de joie,

Si c'est un feu des pauvres

Ou un signal de guetteur

Dans la nuit trempées encore

Femmes fabuleuses qui

Fermez vos portes, rêvez

Je marche, je marche

Les mots que je porte

Sur la langue sont

Une étrange annonce

Mohammed Dib

Dimanche 20 février

Réécris mon journal sur l'ordi. C'est lorsqu'on se met à aimer son personnage (de nouvelle, ce qui est le cas pour moi en ce moment)qu'on peut se dire : ça y'est, j'avance ! Tout en croisant les doigts. C'est si fragile.

Mardi 22 février

Ai lu quelques pages saisissantes d'un récit, sur google : Constantine, Ombres du passé de Robert Attal.

Mercredi 23 février

« Tobrouk ville libérée !» est-il écrit. Quand la dignité s'impose. Et l'autre, le fou, le dément, ivre de pouvoir et de rage, qui oublie qu'il est mortel : « Je nettoierai la Libye, maison après maison. Je resterai jusqu'à la nuit des temps... » A ne pas y croire.

Des lecteurs d'El Watan écrivent, en réaction à l'article rapportant que de jeunes chômeurs se sont tailladé le corps à coups de couteau à Annaba en protestation contre leur situation, devant le siège de la wilaya (Information El Watan, 21-02-2011) :

-"Que le désespoir change de camp ! Au lieu de vous mutiler, de vous immoler, de vous jeter à la mer, vous feriez mieux d'investir la rue et réclamer vos droits, ya laârab ! Wallah même si vous vous exterminez tous, RIEN ne bougera chez vos responsables ; ils n'ont pas de cœur et ils n'ont pas de conscience. Ils sont pires que des monstres." 21-02-2011

-"Pauvre Algérie!!! VOLER, TUER, S'IMMOLER, SE SUICIDER, EMPRUNTER LA VOIE DE LA MORT SUR UNE BARQUE de HARAGA, DETOURNER UNE BANQUE... est permis en Algérie, sauf marcher à Alger" 21-02-2011

Jeudi 24 février

Rencontre avec la plasticienne Grazyna Tarkowska. J'y reviendrai.

Samedi 26 février

Tchekhov, à propos de Sakhaline et de son bagne, 1890 : "Voici enfin l'île de Sakhaline, au large de la Sibérie". "Tout autour la mer, au milieu l'enfer"

Mardi 1er mars 2011

La dernière fois que j'étais à Séville, c'était un mois de septembre. Je mets de côté cette mémoire-là pour accueillir cette autre Séville, celle de ce premier jour de mars. Ciel bleu, pur. Bain de lumière qui me change de la grisaille laissée derrière moi. Ce matin, il fait juste un peu frais. Tonicité de cette fraicheur. Je marche et peu à peu s'impose à moi – mais je le sais à chaque fois – l'idée de ce luxe qui m'est offert. Découper dans la trame d'un temps bousculé, un espace où vivre est se réjouir de ses facultés propres. Des yeux qui voient et se réjouissent de ce qu'ils voient, des jambes qui marchent et le désir, sans lequel rien n'est perceptible.

SevilleJ'entre dans le parc Maria Luisa, jardin botanique. je vais, aimantée, vers les orangers. EnSeville quelques endroits, le sol est jonché d'oranges, sous l'effet du dernier orage – me dira Manollo. Je prends des photos. Ramasse une orange, la sens, l'ouvre et la goûte prudemment. Le parfum est là et la saveur en est très acide et non désagréable. Sur les arbres, au feuillage très vert, mes yeux cherchent les fleurs – les fleurs d'oranger ! Qui ne sont pas encore ouvertes. A peine une ou deux...

Fleurs d'oranger qui appartenez à ma mémoire visuelle et olfactive, à l'enfance, au pays, à la ville, au jardin de la maison d'enfance, le Maroc, à Rabat. Ma mère préparait le thé à la menthe fraîche, en rajoutant une poignée de fleurs d'oranger. Des décennies plus tard, j'ai connu un autre jardin, en Algérie, et que j'ai aimé pour ces fleurs-là.

Mais je reviens au présent. Remarque un arbre très haut, portant des pamplemousses oblongues. A son pied, quelques fruits. J'en prends un et le met dans mon sac à dos. Un citronnier, à la forme singulière, géométrique, au tronc mince et dédoublé, très haut également. Essaye d'en saisir la silhouette avec mon appareil sans trop y parvenir. Palmiers aux variétés multiples (et je pense aux cactus dont les formes sont également très variées).

GuadalquivirIl n'y a quasiment personne dans le parc Maria Luisa. J'en sors pour aller longer les berges Sevilledu fleuve Guadalquivir. Travaux d'aménagement sur quelques bons mètres et jeunes arbres nouvellement plantés, « habillés » de carton. Puis, les travaux s'interrompent et je retrouve les bords tels quels. Le paysage est vaste, l'eau scintille, le ciel est pur. En face, de l'autre côté de l'eau se succèdent des façades colorées, le jaune d'une maison, le roux d'une autre, des fenêtres, des terrasses. Des réminiscences se juxtaposent dans ma tête, villes visitées, traversées, celles de la Méditerranée mais aussi d'une ville côtière de Normandie que j'affectionne particulièrement, le Tréport.

A Séville, il n'est pas inhabituel aux Sévillans de s'offrir des moments de tranquille bonheur sur les bords herbeux et pierreux, jeunes et moins jeunes s'arrêtent, déposent leurs sacs et sous le soleil lisent un journal, un livre. Je fais de même. Je m'assieds sur un parapet et prends le recueil de nouvelles de Tchekhov pour continuer le terrible Récit d'un inconnu (Traduction, préface et notes de Vladimir Volkoff, L’Âge d'homme, 1993, p. 629).

Vers 14 heures, je rejoins les matheux. Nous allons au restau u. Aucune comparaison avec les RU de France. Ici, les quantités sont généreuses et tout a du goût.

(La veille, à notre arrivée, Manollo nous a menés à un restau, non loin de la résidence universitaire, servant des tapas délicieux. Je lui ai demandé de me transcrire en espagnol ce que j'ai eu tant de plaisir à déguster. Aceitunas manzanilla, berenjenas con miel de canà, jamon iberico de bellota (Pata negra.)

Mercredi 2 mars

ComandanciaMatinée. Je flâne du côté de la Comandancia de Marina, Avenida de Molini. Prends des photos de cet objet bleu.

Après-midi. Lecture de nouvelles de Tchekhov. Travaille sur ma nouvelle Rachel.

Soir, dîner sur le pouce dans la chambre universitaire : huile d'olive, pain, fromage espagnol sec et salé, de vraies oranges juteuses.

Jeudi 3 mars

Rue Rodrigo de Triana. Passe devant une école de flamenco. Échappée de musique et du son des pas qui martèlent le sol. Orangers présents. Assise sur un banc, je regarde. Femmes sur fauteuils roulants. L'une d'elles se met contre un mur : veste rouge, écharpe brune, maquillée, le visage un peu crispé, vend des tickets de tambola, je crois. Le bruit, le bruit des passants qui marchent, bavardent, bruit doux de la vie. Une femme essuie longuement les vitres à trois « étages » d'une bijouterie-horlogerie. Je me lève et regarde attentivement la devanture d'une pâtisserie qui mérite pour moi autant d'intérêt que la devanture d'une librairie !

Reviens sur mes pas : Plaza del Altozano, San jacinto. Vais de l'autre côté de la berge du Guadalquivir. Encore une fois, occasion d'admirer le vaste panorama, le paysage ouvert, l'eau qui brille.

Sur le chemin du retour, entre dans les alentours de l'Université de Séville. Remarque un citronnier avec de gros citrons. Tourne autour (oranger, citronnier, olivier, figuier, palmier, platane... mes arbres intérieurs qui structurent mon cerveau, m'émeuvent et m'arriment à cette terre-ci, la Méditerranée. Je pourrais aller au pôle nord, aimer d'autres paysages – et j'aime d'autres paysages - je l'emporterai avec moi.)

Marche moins rapidement que d'habitude, les oreilles pleines du bruit de la circulation (un peu genre Alger) mais sans que cela ne me gêne. Des chansons, par je ne sais quel chemin de mémoire, me reviennent sur les lèvres : "La butte rouge, c'est son nom... Ce qu'elle a bu de sang cette terre/Sang d'ouvriers et sang de paysans...". Peut-être parce que ces jours, nous ne cessons de parler de ce qui se passe au Maghreb, dans le monde arabe mais aussi en Europe où les droites dures pointent partout du nez. Fascismes à l'horizon ? La crise en Espagne est, semble-t-il, assez dure. Le chômage qui s'étend, sévit, rendant bien improbable l'avenir des jeunes générations au nom d'un système d'une férocité rarement atteinte.

Je chante aussi mes « expérimentations », des poèmes d'Apollinaire : "Hommes de l'avenir/Souvenez-vous de moi/Je vivais à l'époque où finissaient les rois..."

Au resto u, je me jette sur mon plateau. Les matheux ont bien travaillé. Conversations sur les livres lus par les unes et les autres. Évocations de Buzzati, Pirandello, Philip Roth. Ce dernier nom provoque l’enthousiasme de Luce, du Shérif et du mien, surtout à propos de La Tâche, donnant envie à Assia de le lire. Je parle aussi de Patrimoine. Ainsi se lisent les livres, de relais en relais, par contamination d'enthousiasme. Salutaire contamination.

Retour pour ce qui me concerne à la chambre. Travaille sur ma nouvelle. Écris mon journal.

Soir. En compagnie des matheux, chez Enrique et Rosa, dans leur belle et accueillante maison. Admiré et envié l'oranger et le citronnier de leur patio. Me suis attardée devant les photos d'un grand cadre familial composé par Rosa, mettant en proximité les générations, les enfances, les visages...Émouvant et beau.

Vendredi 4 mars

Matin. Plaza de la Alianza. Les orangers réjouissent la vue. Une fontaine au milieu. Travaux d'aménagement. j'observe les ouvriers.

Retrouve ensuite l'Alcazar et les jardins de l'Alcazar. Je m'étonne encore de ceux trop nombreux qui ne prennent pas le temps de regarder de leurs yeux, de s'imprégner des murs, du sol, des lieux mais sortent leurs appareils photos et qui gênent la vue des autres !

Plaza del triunfo. Bancs bienvenus. Les gens assis offrent leurs visages au soleil, les yeux fermés. Ils apprécient et se détendent. Douceur de l'instant.

Après-midi. Révision de ma prochaine conférence sur la correspondance entre Tchekhov et Olga knipper. Lui à elle : "exploiteuse de mon âme" "aime-moi au moins un petit peu, au moins pour deux sous " "Nous nous marierons sans aucun bruit et vivrons ensemble. Sans aucun chichi. D'accord ?" "Un écrivain doit beaucoup écrire et ne pas se hâter"

Soir. En compagnie de ceux de la veille -1, chez Manollo. Dans son bel appartement si net, plein de musique. Pendant le repas, au détour d'évocations, E a avancé qu'un homme – au sens général du terme - s'applique le long de son existence à se ressembler, à correspondre à ce qu'il porte en lui-même. Il ne semble pas croire que les événements façonnent au fur et à mesure... Peut-être a-t-il raison, je pense à certains. Cela me fait un peu frémir, comme si l'on portait en soi un déterminisme interne qui « nous agit» notre vie durant. Je préfère aussi croire à la part imprévue de chacun, à la part des événements, des rencontres, enclencheurs de gestes surprenant ceux-mêmes qui les accomplissent. L'individu et ses surprise, ainsi me disait D, un autre matheux.

Mardi 9 mars

Il y a encore trop d'arbres

« Je dis à David Hilliaird : "Tu viens avec nous". Il sourit un peu, dit non, et prononce un commentaire qui me parut énigmatique : "Il y a encore trop d'arbres". Je partis avec Zaïd et Nappier. Durant le voyage en auto cette phrase : "Il y a encore trop d'arbres" ne cessait d'aller et venir dans ma pensée. Ainsi, encore maintenant, pour un Noir d'à peine trente ans, un arbre ce n'est pas ce qu'il est pour un Blanc, une fête de feuillage, d'oiseaux, de nids, de cœurs gravés et de noms entrelacés : c'était un gibet. La vue d'un arbre ramenant une terreur pas très ancienne séchait la bouche, rendait presque inutiles les cordes vocales : enfourchant la poutre maîtresse, un Blanc tenait la corde où la boucle était déjà faite, c'est d'abord ce que voyait le nègre qu'on allait lyncher, et ce qui nous sépare des Noirs aujourd'hui c'est moins la couleur de la peau ou la forme des cheveux, que ce psychisme parcouru de hantises que nous ne connaîtrons jamais, sauf quand un Noir, sur un mode à la fois humoristique et secret prononce une phrase qui nous paraît énigmatique. » Jean Genêt, avec les Blacks Panthers, au moment de se déplacer vers Stony-Brook, université « à près de soixante kms de New-York. Les bâtiments universitaires, les villes des professeurs, celle des étudiants sont en pleine forêt » dans Un captif amoureux, Gallimard, 1986, p.68-69.

Samedi 19 mars

Hier, mort de Hamid Skif, à la veille de ses soixante ans, dans un hôpital de Hambourg.

Apprends par El Watan – article de Chawki Amari, daté du 19-3-2011 – que « la maison où a vécu Larbi Ben M'Hidi à Biskra est en train d'être rasée à coups de bulldozer ». Si tel est le cas, j'aimerais voir la tête de celui qui a demandé, permis cela. A quoi peut-elle ressembler ?

Lire ces ouvrages parus en Algérie :

-La biographie d'Ali Boumendjel par Malika Rahal, historienne. Dans un entretien accordé à El Watan – 18-3-2011- soulève des questions très intéressantes qui m'avaient hantée... Entre autres, comment vit-on lorsqu'on est d'une famille qui a perdu époux, frères, enfants, torturés, tués par l'occupant, français en l’occurrence ? La question de la subjectivité, de la douleur, de l'émotion dans la construction du récit de mémoire... Malika Rahal confirme l'importance effective des biographies, des parcours à retrouver et à reconstituer, autant de documents pour l'Histoire. Que l'Histoire prend en compte avec intérêt, prudence, exigence et rigueur.

-L'autobiographie, Le petit café de mon père, de Kaddour M'Hamsadji OPU, 2011.

-Du même, écrits sur la Casbah d'Alger : Histoire, de l'île aux mouettes à la Casbah, tome 1. Traditions, le mariage, tome 2, OPU , Alger.

-Les efforts de préservation de la pensée Kabyle au XVIII et XIXème siècles de Younès Adli, l'Odyssée, 2010.

Libye. Retenir ces noms : Samir Ghoumati, né en 1960 à Tripoli, enterré vivant dans le désert. Habib Benghazaoui, né en 1962, disparu en 1984. Combien d'autres ?

Jeudi 24 mars

Vu avec le Shérif Norteado, film mexicain de Rigoberto Perezcano, 2010. Beau et attachant. Instille en nous de la tendresse. Un sujet, qui pourrait être terrible, traité de la façon la plus sobre, la plus affectueuse qui soit. Il s'agit de traverser illégalement une frontière, un mur pour vivre dans de meilleures conditions. Comment faire ? Des images, un point de vue sur le désir de vivre coûte que coûte, d'arpenter la terre - cette terre qui, quelque part, appartient à tous, non ? - quels que soient les murs élevés, les dangers mortels. Un regard sur la solitude, l'esseulement des êtres, les rencontres entre hommes et femmes. Rencontres ponctuelles, fugitives mais tendres et d'une certaine façon salvatrices. Andres aurait pu être un homme aux abois. L'attention, la tendresse, les caresses, la solidarité de deux femmes lui restituent sa présence, sa dignité humaines. Il était une fois un homme jeune, originaire du sud du Mexique qui essayait de traverser la frontière nord-américaine et les obstacles, naturels et policiers, l'en empêchaient. Dans la ville frontalière, Tiguana, il rencontra Ela, Cata et Asensio qui l'aidèrent à traverser la frontière caché dans un... fauteuil placé à l'arrière d'un camion. Et comme ce genre d'entreprise se joue à pile ou face, on ne sait si elle réussira. Mais on voudrait y croire !

Dimanche 27 mars

Hier, vu avec le Shérif un autre film mexicain Abel de Diego Luna, 2011. Un film fort et troublant. Une réflexion sur la maternité, la paternité, sur l'enfant, la condition d'enfant. Sur la responsabilité parentale, des adultes. Sur les rôles impartis à chacun à l'intérieur d'une famille. Il n'appartient pas à l'enfant de combler la place du père absent, manquant, irresponsable et prétentieux. De ce fait, l'enfant devient fou et entraîne sa mère, sa sœur, son petit frère dans sa folie. Parfois, le rire survient mais il reste au fond de notre gorge.

Très agréable de regarder des acteurs qui ne sont ni nord-américains ni français. Le monde est vaste... Et il y a là, une veine de cinéastes mexicains très intéressante, pour ne dire que cela.

Après-midi. Dégustation du couscous préparé par le Shérif, avec un goût de là-bas. Am demande : « Est-ce que tout le monde a des saveurs d'enfance, des souvenirs heureux de saveurs liées à l'enfance ? » Non, est ma réponse. Car tous les enfants n'ont pas droit à une enfance heureuse, si ce n'est décente...

Dans ce qui tout doucement commence à ressembler à un jardin (pour nous, en tous cas), les jonquilles et les tulipes fleurissent. J'ai taillé les deux petits rosiers. L'un semble repartir, l'autre pas. Avec You, j'ai planté un olivier. Poussera-t-il, s'adaptera-t-il ? Il fait beau, agréable. Le Shérif est allé faire un tour à vélo dans le quartier.

Discussion entre Am, le Shérif et moi sur la perception, le vécu du temps à travers l'utilisation de l'internet et secondairement du téléphone portable. Le temps intime. Le temps social. Le temps marchand...

Prépare Récital dédié à Andrée Chédid. « Jeunesse, entends-moi, tu ne rêves pas en vain » a-t-elle écrit.

Lundi 28 mars

Choix de textes pour le Récital en hommage à Andrée Chédid à peu près terminé. Commence à les recopier pour mon « livret ». Travaille sur une nouvelle : le déroulement d'une soirée et les propos qui s'échangent. Fait beau. Il serait contre-nature de ne pas en profiter, alors je quitte l'écran d'ordinateur et file dans le quartier ! Les forsythias éclatent partout en flammes rondes et jaunes. J'ai grimpé deux à deux les escaliers et pu voir l'ensemble du quartier à mes pieds. J'ai tendu l'oreille et me suis rendue pleinement compte des vibrations de l'air. Pépiements d'oiseaux. Un sifflement d'oiseau. Lumière, bourdonnement, tout frémit et vit. Instants intenses, en accord avec ce qui est, simplement. Tant que je pourrais les ressentir, je serais vivante.

Am me dit que, sachant ce qui se passe de si violemment dans le monde sur maints endroits de la terre, elle trouve étranges la paix, la sérénité de la nature d'ici... Elle est même consciente de ce miracle.

Chanté, pour faire travailler la voix, un extrait de poème d'Apollinaire. La voix bute. Je recommence.

Soir. Ai lu Un cœur simple de Flaubert dans Trois Contes de Flaubert, présentation par Pierre-Marc de Biasi, GF Flammarion, 1986.

Reprends mes lectures de textes courts, nouvelles et autres. Je révère l'économie de moyens. Chapeau très bas. Rendre compte en quelques mots, quelques lignes, de l'expression d'un visage, d'une ambiance. Après tout, nos vies ne sont pas linéaires. Elle Gorki-Chaliapinesont faites de moments, d'étapes, de haltes... la linéarité est une illusion. Illusion qui aide peut-être à apprivoiser l'informe.

Ai communiqué mon amour d'Anton Tchekhov au Shérif. Qui s'est mis à lire ses nouvelles. Des chefs-d’œuvre dont le souci n'est pas la chute. Non, juste un arrêt sur les humains et leurs rêves inaccomplis, leurs défaites, leur ennui, leurs mensonges à eux-mêmes et illusions.

Lorsque j'ai donné pour une seconde fois ma conférence sur la correspondance entre Thchekhov et Olga Knipper, j'ai cherché sur internet des portraits et autres photographies pour former un diaporama à présenter au public. Je suis tombée sur des images magnifiques (concernant les amis de l'écrivain). Par exemple, sur celle de Gorki et Chaliapine ! En ce temps-là, l'amitié ressemblait à de l'amour. Et j'ai constaté combien Gorki était beau. Un physique, une dégaine absolument pas banals. J'aurais envie de revenir à Gorki ; de venir à Bounine que je n'ai pas lu.

Mardi 29 mars

Elle dit : « Toute la vie, chercher sa place »

Jeudi 31 mars

Tristesse. Lecture d'un article de Hamid Nacer-Khodja sur El Watan, rappelant la mort de Hamid Skif (Oran, 21 mars, 1951-Hambourg, 18 mars 2011)et la mort de Rachid Bey, décédé le 15 février 2011 à l'âge de 65 ans. Qui se souvient de Rachid Bey ? Ceux qui étaient avec Jean Sénac disparaissent les uns après les autres. Ils étaient poètes promis à tous les talents, à toutes les réussites... Paix à vous.

Samedi 2 avril

Parmi les nombreux livres offerts par Annie Portraits de Denise Colomb, photographe, Éditions La Manufacture, 1996. Occasion de découverte. Certaines photographies sont accompagnées de vers de poésie. Entre autres :

Si vous venez me chercher
Venez lentement et doucement
De peur qu'une fêlure ne raie
La porcelaine de ma solitude

du poète iranien Sohrab Sepehri (1928-1980)

Mardi 5 avril

Toujours avec les Portraits de Denise Colomb. Celui d'un petit guadeloupéen aux yeux immenses est accompagné de ces deux vers de Jules Supervielle : « Grands yeux dans ce visage/Qui vous a placés là ? ». J'ai retrouvé le poème en entier :

Grands yeux dans ce visage
Qui vous a placés là ?
De quel vaisseau sans mâts
Etes-vous l'équipage ?

Depuis quel abordage
Attendez-vous ainsi
Ouverts toute la nuit ?

Feux noir d'un bastingage
Étonnés mais soumis
A la loi des orages

Prisonnier des mirages
Quand sonnera minuit
Baissez un peu les cils
Pour reprendre courage.

Mercredi 6 avril

A propos de Flaubert : « … dans un de ses projets romanesques, Monsieur Le Préfet, il avait imaginé de définir, en situation, le profil d'un personnage officiel : celui qui "doit commettre tous les crimes par amour de l'ordre" (!)

Terminé Trois Contes de Flaubert : Un cœur simple, La légende de Saint-Julien l'Hospitalier et Hérodias, Présentation de Marc Biasi, GF Flammarion, 1986.

Textes courts de Flaubert. De la haute couture ! Des trois contes, je préfère La légende de Saint-Julien... Comme à son habitude, l'écrivain a abondamment lu avant d'écrire, recueillant des données historiques, non pour les reprendre telles quelles mais pour les brasser, les transformer, en faire une matière esthétique. Quand l'Histoire devient de l'art. Quand l'art mieux que l'Histoire nous parle des humains et de leur étrange trajectoire. Récit fluide, où tout semble s'enchaîner "harmonieusement" et inexorablement pour décrire le chemin d'un homme qui devient peu à peu un chasseur, un tueur d'animaux et d'humains, à grande échelle... « Sa soif de carnage le reprenait ; les bêtes manquant, il aurait voulu massacrer des hommes » Tout est dit dans cette phrase du passage entre tuer des bêtes et tuer des humains lorsque la soif du carnage en est le moteur.

J'ai re-lu des nouvelles de Maupassant. Entre autres, Boitelle. Implacable. Qui fait palper de très près la bêtise crasse de ceux qui sont La Norme. Un texte qui n'a pas pris une ride décrivant une maladie répandue et normalisée par les temps qui courent : le racisme.

Lu le Flotoir de Florence Trocmé qui a relevé la liste de toutes les atteintes à la personne établie par Claude Mouchard, entre autres :

« Non disposition de soi dans le moindre geste ou la plus furtive expression. Privation de toute protection. Absence du moindre recours. Impossibilité du retrait dans le rapport à soi. (…) Imminence à tout instant de la brutalité et du meurtre. »

Imminence est un mot qui m'impressionne. Emprunté au bas latin imminentia, signifiant proximité et menace. Rien de plus proches pour nous que la menace et le danger ?

Vendredi 8 avril

GeierFin d'après-midi. Vu au Kursaal La femme aux cinq éléphants de Vadim Jendreyko. Cette femme, c'est Svetlana Geier qui a traduit du russe à l'allemand les 5 œuvres de Dostoïevski : Crime et Châtiment, l'Idiot, Les Démons, L'Adolescent et Les Frères Karamazov. C'est elle qui les appelle les éléphants, vue l'ampleur – et la patience – de la tache. Elle a traduit d'autres auteurs dont Pouchkine. Comment décrire ce moment passé à regarder ce film ? Ce fut comme si j'avais été en prière. Dans le sens où, pour moi, la prière est : concentration de soi vers un autre que soi, tout en étant en résonance. Fascination de la traduction ! Traductrice au long cours, Svetlana Geier affirme que les langues ne sont pas compatibles. C'est cette zone d'incompatibilité - lorsque les mots d'une langue n'ont pas d'équivalents dans l'autre langue – qui l'intéresse au plus haut point. Ces moments de recherche des mots sont les "moments érotiques de la traduction" "Désir, mot fabuleux", dit-elle. De son compagnonnage avec Dostoïevski, elle retient que tous ses personnages signifient qu'aucune fin ne justifie un mauvais moyen. Au détour d'une phrase, elle a ces mots : "la réflexion de petit niveau... " C'était bon d'entendre cette dame, universitaire, de grande et constante culture, exprimer ce genre de proposition, pendant que d'autres nivellent à tout crin, en haine de la connaissance. La pensée, exigence et rigueur, la grande pensée humaine, hors la facilité. Un très beau visage, une belle figure, à faire aimer la vieillesse.

Quant à Vadim Jendreyko, il a fait là un film, une œuvre d'art, tout en lenteur et sobriété. J'avais lu que l'école du documentaire suisse était une grande école. En effet.

J'ai toujours été éperdue d'admiration pour la traduction littéraire. Les traducteurs des œuvres littéraires sont des passeurs. A leur manière, ils font tomber les murs, les frontières, élargissent le champ... Sans compter leur endurance, leur patience, leur capacité à passer de longues heures au travail marqués par les moments d'impasse et leur dépassement – et la jubilation que cela suppose.

Vendredi 15 avril

Moh DibRelis les nouvelles La dalle écrite, Le talisman, Naëma disparue dans le recueil La Dalle Écrite de Mohammed Dib, Éditions Babel, 1997 (Première publication au Seuil, 1966). Non seulement par intérêt des textes courts, mais aussi parce que je voudrais revisiter les textes que j'ai lus dans le cadre du cursus universitaire, en tant qu'étudiante et enseignante, les relire hors cet arrimage, parce je voudrais savoir comment un écrivain algérien écrit, signifie la torture infligée par les tenants de l'ordre colonial, parce qu'à mon âge ma quête s'est resserrée, sans complaisance, voulant approcher des visages appauvris ou effacés par le discours des gouvernants algériens mais aussi par l'ignorance, les idées toutes faites et confortables, les préjugés, les sectarismes érigés, avec prétention et immodestie, en savoir... Littérature, biographies historiques, témoignages, tout mérite d'être entrepris.

Dans l'ordre colonial – quel qu'il fût, en Algérie, en Afrique du Sud ou ailleurs – le propre des colonisateurs est de ne pas voir les colonisés. D'où leur étonnement quand les colonisés se rappellent à leur attention par la révolte, la rébellion. Mohammed Dib est l'un des écrivains qui ont le mieux rendu, cet aveuglement, cette non voyance au ras du regard : « Hurlant de toutes leurs sirènes, des camions surgirent qui freinèrent brutalement ; l'arme à la main, des parachutistes en sautèrent. L'un d'eux aux yeux bleus gelés, me fit signe de partir. » Nouvelle, Naëma disparue, P.69.

Samedi 16 avril

Lis à la médiathèque, en diagonale et comme un fruit défendu – ayant autre chose à faire  – L’Éclair au front, La vie de René Char de Laurent Greisalmer, 2004.

Lis Un mouton dans la baignoire d'Azzouz Beggag. L'auteur y relate son expérience de ministre. Éprouvant et attachant, l'humour étant aussi au rendez-vous, mais aussi une sincérité : «... l'angoisse de faire une boulette, de détruire une vie, ma notoriété d'écrivain, ma dignité d'homme libre » P 25

« De père en fils chez nous, nous avons toujours eu peur de ne pas être "comme il faut " aux yeux des Français. Peur de blesser les autres. De choquer, de trahir, de décevoir, d'être en retard. Peur de vivre, de mourir, peur de tout. Mon pauvre père m'a légué cette angoisse génétique. J'essaie de m'en débarrasser, mais c'est si dur : elle est moi ! » P 125

Un politique, ce n'est pas un enfant de chœur. Il faut avoir la carapace épaisse, pas d'états d'âme, pas de fierté, avaler toutes les couleuvres... Du genre : on n'oublie surtout pas de vous rappeler votre origine... etc.

Vendredi 22 avrilAndrée Chedid

Matinée. Répétition en solo du Récital Voix et Oûd en hommage à Andrée Chédid. Après-midi, répétition avec Fayçal Salhi, luthiste. Fayçal qui mûrit, maîtrise son art. C'est plaisant et enrichissant de travailler avec un jeune musicien dont le chemin se construit et peu à peu déroule...

Écriture d'une nouvelle intitulée, pour le moment, Intérieurs n°1.

Samedi 23 avril

Drifa Ben M'Hidi, sœur de Larbi Ben M'Hidi : « La thèse du suicide a fait beaucoup de mal à ma famille ». Dernière volonté de son père : « Ma fille, je te confie la responsabilité d'établir la vérité sur le martyr de Larbi ». En 1985, elle ira en France, rechercher la vérité. La famille perdit aussi un autre fils : Mohamed-Tahar, tué le 31 janvier 1957, quelques mois avant son frère aîné, Larbi.

Dimanche 24 avril

Beauté et douceur du temps. Hier, ai travaillé sur l'une de mes nouvelles en cours : Intérieurs n°1. Comment décrire un état physique, subi, que l'on n'a pas vécu, ni de près ni de loin ? Avec pudeur, sobriété et hommage. Trouver les mots. Pour cela  : lecture. Lecture. Lecture. Et j'ai buté. Une bataille, au ras des mots. Être à la fois soi et autre. Sortir de soi. Se dédoubler. Écrire non pour le déploiement emphatique mais pour tenter d'accéder à ce qui se refuse aux mots. A un moment, j'ai été dans un tel tournoiement – tendue vers un objectif non visible mais pressenti, avec la conscience de la distance à traverser – qu'il m'a fallu arrêter et faire autre chose, concrètement, avec mes mains. Alors, j'ai fait du pain. Belle semoule dorée et fine que j'ai Lampadairespétrie de mes mains, lentement. J'ai partagé la pâte en deux boules, l'une destinée au four – khoubz dâr, pain maison de là-bas, avec le souvenir de là-bas et de la ville d'enfance – et l'autre pour le tajine en fonte – kesra, galette. Et pendant que j'y étais, j'ai fait un cake.

A la nuit tombée, nous sommes allés faire un tour dans les environs, tranquilles, sombres et lumineux à la fois, grâce aux lampadaires se succédant le long du parcours.

Soir. Navigué sur le Site Poezibao de Florence Trocmé ainsi que sur son Flotoir.

Livre de chevet – faisant partie de ceux offerts par Annie, généreuse – Nous les filles de Marie Rouanet. Souvenirs d'enfance, des jeux d'enfance, lorsqu'on jouait avec si peu, lorsque les yeux débusquaient la moindre plante, la moindre fleur dans les fentes des pierres de la ville. Un autre monde.

Lundi 25 avrilVases

Il fait beau, avec un peu de vent et de fraicheur. Installer la journée. Tout à l'heure, l'enfant sera là.

Il y a quelques jours, suis tombée sur le Site de Marie-Victoire Louis, une mine fabuleuse d'articles, d'études, d'analyses sur les femmes, aux thématiques multiples. Ainsi c'est grâce à elle que j'en sais un peu plus sur Émilie Busquant. Combien sommes-nous à la connaître, à vouloir la connaître ? L'article sur Émilie Busquant (1901-1953) m'a beaucoup émue, peinée aussi. Compagne de Messali Hadj et mère de ses deux enfants, elle fut à ses côtés, partageant son combat dès la première heure. Morte en Algérie, sa dernière volonté a été d'être enterrée en France. Je ne connais pas de plus grande solitude, de plus dur exil. Lorsque la terre pour laquelle vous avez tant donné ne vous retient pas, ne vous enracine pas. Et je pense à Jean Sénac qui écrivait :

Car c'est cela l'exil
Sans fin, le lieu refusé

Vendredi 29 avril

Répétition en solo. Ensuite avec Fayçal. 18 heures et quelques : nous voici au Grand Salon de la faculté de lettres de Besançon, devant le public, dans le cadre du Colloque Méditerranée, Méditerranées organisé par l'Université de Franche-Comté.

Mots d'Andrée Chédid, prose et poésie, que j'ai essayés de restituer le plus respectueusement, le plus sobrement possible, en estime d'elle, en amour de la poésie :Fayçal-Soumya

Il y a des matins en ruine
Où les mots trébuchent
0ù les clés se dérobent
Où le chagrin voudrait s'afficher

Des jours
Où l'on se suspendrait
Au cou du premier passant
pour le pain d'une parole
Pour le son d'un baiser...

En dialogue musical avec Fayçal Salhi, je n'avais pas droit à l'erreur. Les musiciens ne trichent pas. La concentration de Fayçal, sa maîtrise ont impressionné. Et le oûd est un instrument exigeant, qui pousse à la retenue. Une retenue travaillée, contrôlée, pour donner le maximum, sans fioritures.

Je suis contente pour Fayçal dont le dernier CD ELWENE (Couleurs en arabe) est sorti en mars 2011.

Mercredi 4 mai

Navigant sur la toile, j'ai bien eu la confirmation que la maison de Larbi Ben M'Hidi à Biskra a été détruite. La vulgarité, l'ignorance meurtrière, obscène d'individus, celle qui détruit les lieux, les traces et la mémoire... Pleure, ô pays bien-aimé.

Dar Ben M'Hidi

Vendredi 13 mai

« La pensée d'un homme est avant tout sa nostalgie »

Albert Camus, Le Mythe de Sisyphe

Alberty CamusPrépare depuis quelques jours ma conférence : « Albert Camus, esquisse d'un parcours ou le choix d'un homme [par rapport à l'indépendance nationale de l'Algérie] ».

Relisant ses articles sur la situation de la Kabylie en 1939 pour le journal Alger républicain, ses textes sur la question algérienne, ses prises de positions concernant maints sujets brûlants de l'époque ( l'épuration au lendemain de la Libération, les procès bâclés des collabos, le silence de l’Église, la bombe lâchée sur Hiroshima en août 1945, l'Espagne franquiste, l'invasion de la Hongrie par les chars russes, la peine de mort...),je constate encore une fois que nous ne lisons pas de la même manière, selon nos âges et les étapes vécues. Les choses peu à peu se complètent, se précisent. La vision est nette. L'homme Camus était "ombilicalement", charnellement attaché à sa communauté, à sa tribu. Il n'a rien considéré hors de cela. D'autre part, il a mésestimé, ignoré – si ce n'est dénié - la force du refus, la révolte, le désir, la pensée politique d'un autre monde d'hommes et de femmes qui ne voulaient plus être en état de servitude, dans un ordre divisé et injuste, l'ordre colonial. Cette dimension précise m'éloigne de Camus. Même si j'entends la contradiction humaine, sans effacer ses autres aspects intéressants et attachants – son sens de la justice et de la mesure, la mesure de tout acte individuel...

Samedi 14 mai

Vingt-sept ans, d'origine algérienne, elle dit : « Si ça se trouve, nous porterons nous aussi une étoile ». « Ceux qui passent à la télé devraient payer une taxe d'égo ».

Lundi 16 mai

BoumendjelTerminé le livre remarquable de l'historienne Malika Rahal : Ali Boumendjel, Une affaire française, une histoire algérienne, Société d'éditions Les Belles Lettres, Paris, 2010, Éditions Barzakh, Alger, mars 2011 pour la publication en Algérie.

D'abord, je suis ravie que Malika Rahal soit une jeune femme. Que les jeunes générations, du côté algérien ou du côté français, prennent en charge l'histoire de la guerre 1964-1962 en Algérie et ce qui l'entoure, en amont et en aval, est très bien !

Ce livre donne l'occasion non seulement d'approcher un visage, celui d'Ali Boumendjel, mais d'avoir aussi une vision plus riche, plus nuancée de l'univers politique, idéologique d'Algériens, engagés, d'une manière ou d'une autre, à des degrés divers, dans la remise en cause de l'ordre colonial français en Algérie.

Disons que l'historienne a contribué par son ouvrage à donner épaisseur et résonance à ce passé que l'on n'a pas fini de défricher et pour cause ! Ce passé qui n'a pas encore asséché ses puits de larmes, cautérisé ses douleurs, comblé ses silences, ses absences, dénoué ses nœuds.

« Militant de l'Union Démocratique du Manifeste algérien (UDMA), l'organisation de Ferhat Abbas, Ali Boumendjel, avocat de profession, faisait le lien entre la direction de l'UDMA et la direction algéroise du FLN. » Il a été arrêté, torturé, "suicidé" en mars 1957 par les paras français à Alger (Aussares y est pour quelque chose!)

Pour aller vite : son épouse Malika Boumendjel née Amrani a dû faire face à l'assassinat de son époux, à la disparition de son père, de son frère (arrêté et torturé) et à la torture de son autre frère, celui qui sera le poète Djamal Amrani et qui publiera en 1960, aux Éditions de Minuit Le Témoin, récit autobiographique, témoignant de la torture subie.

Quelques aperçus : lorsque son fils a disparu, le père de Malika Boumendjel, Belkacem Amrani, qui avait fait la première guerre (dont il était revenu blessé) et qui était naturalisé français, a mis toutes ses médailles sur sa poitrine avant d'aller voir les paras pour leur demander ce qu'il en était de son fils. Ceux-là lui ont jeté ses médailles à la figure...

Ahmed Boumendjel, frère ainé d'Ali, avocat lui-même, avait remué ciel et terre en France, à Paris, dès qu'il apprit l'arrestation de son frère, s'en voulant terriblement, pressentant le pire. A la mort annoncée d'Ali, il adresse une lettre au président de la république. Extraits :

« Je note simplement que si le gouvernement avait le respect de la dignité humaine, non seulement dans les mots, mais dans les faits, il aurait donné satisfaction à une requête légitime que j'avais présentée dès le 12 février 1957. Il aurait arraché mon frère aux "paras" pour le diriger effectivement sur un camp d'internement, ou, au moins, pour le confier à un juge d'instruction. Mon frère qui n'avait que trente-huit ans, serait encore vivant et il n'y aurait pas sur la terre d'Algérie quatre orphelins de plus, dont l'aîné n'a que sept ans. J'appartiens à une race qui sait se souvenir, et ces quatre petits enfants sauront vous transmettre le message que je vous laisse le soin de deviner. Quant aux miens, issus d'une union avec une Française – cruelle ironie -, ils porteront aussi témoignage devant leur génération d'un crime odieux, longuement prémédité et froidement exécuté au nom de la France, avec le mépris le plus complet de la personne humaine. » P 246.

L'historienne écrit à propos d'Ahmed Boumendjel : « Après avoir joué le jeu politique durant des années, l'ancien sénateur de l'UDMA rompt politiquement avec la France en même temps qu'il se coupe d'elle intimement. Ahmed était déjà au service du FLN depuis des mois ; mais cette déclaration et son départ pour Tunis, dans les semaines qui suivent, pour participer au GPRA scellent le ralliement total, physique – si l'on ne craignait l'emphase, on dirait existentiel – d'un homme qui brûle sesMalika Rahal vaisseaux derrière lui. » P 247.

Livre passionnant, à plus d'un titre. Tressant de manière subtile les apports biographiques et historiques, posant ce qui est de l'ordre du récit – de l'émotion, de la douleur, de l'imprécision... - et de l'histoire qui se construit peu à peu, vérifiant, rectifiant, recoupant... En même temps, il donne à voir les dégâts creusés, comme des trous, des gouffres, dans les histoires familiales, quand tant de chagrins s'y accumulent.

Je suis sortie de ce livre enrichie et remuée. Pendant quelques jours, après en avoir terminé la lecture, je n'ai pu regarder la photographie d'Ali Boumendjel.

Ce qui me touche, c'est que Malika Rahal a rendu son identité politique, narrative, vivante à Ali Boumendjel. Bienvenu très cher dans nos cœurs et notre Histoire.

Ce poème de Djamal Amrani (1934-2005) :

Djamel Amrani

Et tu es arrivée pour m'apprendre à souffrir
Ma douleur comme un poisson nocturne
Dans une pluie de novembre dans les lagunes
Où vivent nos morts
je parle le silence de l'arbre nu
Je grignote la pluie
Où est-il mon amour qui transmigre
Sur les lèvres
Qui inaugure mon crépuscule
Dans l'aube des senteurs de menthe ?
Accorde tes mains aux couleurs du temps
Épi secret sous l'ombre du plaisir
Dans chaque feu sans joie
Dans la multitude des serments
Et tu es arrivée pour m'apprendre à souffrir

dans Au jour de ton corps, SNED, Alger, 1985.

Lu sur un blog : « Bienvenue sur mon blog. Ces pages sont mes empreintes, mon cœur, mon sang. Elles sont nées de ce désir insatiable d'exister et de me sentir exister et surtout de laisser une trace... »

« Un droit absolu au néant » Pascal Pia. « l'écriture aggrave la pensée » Danielle Mémoire

Mardi 17 mai

BougainvilliersFait plutôt beau. Premier anniversaire de son absence. Envoi de Comté à G, en Autriche. Bibliothèque de conservation : continue énième lecture, crayon en main, d'Actuelles, Écrits politiques, d'Albert Camus.

Jeudi 18 mai

Conférence à Lure sur Camus. Une écoute empathique d'un public attentif. Je crois que je l'ai dû aussi aux historiens éminents invités avant moi : André Noushi, Mohamed Harbi, Gilbert Meynier. Lorsqu’il s'agit de Camus et l'Algérie, le risque du psychodrame n'est jamais loin, chacun y allant de ses tripes et de ses rancœurs... Il n'en fut rien. Je crois aussi que le présent exige la décence et la distance. Un présent de fragilités, de guerres, de ruptures où tant d'hommes et de femmes sont réfugiés, exilés, refoulés, ayant perdu pays et maisons. Tout de même un homme dans l'assemblée a insisté, de façon souriante, et m'a demandé de faire de la politique-fiction quant à la coexistence des Arabes et des Européens (pour aller vite) en Algérie. Sur ce point, je manque d'imagination. Mais j'ai au moins compris qu'un ordre injuste n'aboutit sur rien de bon. Nul n'est absous de l'Histoire même les plus humbles. Comment se penser innocent d'une société où le Code de l'indigénat a sévi ?

Dimanche 22 mai

Parlez-moi d'elle

De Nadia El Fani, Franco-Tunisienne, réalisatrice du documentaire Ni Allah ni Maître, qui défend la liberté de penser, le droit à la laïcité, de croire ou de ne pas croire. Et qui pour cela est, bien sûr, objet d'une campagne haineuse. Parlez-moi de son courage, de son combat, de son intelligence, de son talent.

Mardi 24 mai

Lecture du Journal de Mouloud Féraoun (1955-1962), éprouvant et passionnant. Pour les besoins de l'écriture d'une nouvelle intitulée pour le moment Intérieurs.

Vendredi 27 mai

Tu Lascerai ogne cosa diletta
Piu caramente ; e questo è quello strale
Che l'arco dello essilio pria saetta
Tu proverai si come sa di sale
Lo pane altrui e come è duro calle
Lo scendere e 'l salir per l'altrui scale


Dante, La Divina Commedia


Traduction de Jean Guichard

Tu quitteras tout ce que tu aimes
le plus tendrement ; et ceci est le trait
Que l'arc de l'exil décoche en premier
Oui, tu éprouveras combien il a le goût de sel
Le pain d'autrui et combien c'est un dur chemin
Que de descendre et monter par l'escalier d'autrui

Samedi 28 mai

Hier vu Les rêves dansants, sur les pas de Pina Baush, documentaire d'Anne Linsel et Rainer Hoffmann, 2010. Un film énergique, généreux, dense. Quand je suis sortie, sur le chemin du retour, je captais de jeunes visages, les trouvant très beaux, porteurs de leurs richesses.

Les jeunes du documentaire, d'origines diverses, s'attelant à la danse pour la première fois, chacun d'eux porteur de son histoire. La mort violente du père, du grand-père du fait de l'accident domestique ou de la guerre, les mésententes familiales, la timidité paralysante... Ces jeunes, grâce à leur deux enseignantes (magnifiques de sensibilité) et à Pina Bausch (hors classe!), s'essayent à danser et finissent par y croire. Défi et bonheur. Inoubliables, ces visages de toutes jeunes filles et de tout jeunes hommes.

Heureuse nouvelle (les doigts croisés). L’Égypte a réouvert ses frontières avec Gaza ! Qu'est-ce que cela signifie, entre mille choses ? RESPIRER, oui, respirer. L'air est étroit lorsque l'espace est refermé sur vous, lorsque vous pouvez toucher du doigt ses limites. Ah Circuler, arpenter la terre ! Le savent-ils, le devinent-ils ceux qui n'ont jamais été interdits d'espace ?

Dimanche 29 mai

Marche, randonnée en forêt avec le Shérif. Nombreux promeneurs. Espace convivial et familial. Familles bosniaques, entre autres. J'ai vu des femmes portant foulard se regrouper et s'éloigner pour parler entre elles, loin des hommes et des enfants. J'ai rêvé d'avoir une caméra et un micro, d'aller vers elles et de les filmer. Qu'elles se disent, qu'elles racontent leur monde. Les humains sont dignes d'intérêt.

Monolinguisme, bilinguisme et autres. Les travaux de linguistes disent que dans la plupart des familles migrantes, originellement migrantes, le monolinguisme finit par s'imposer, pendant que les langues natives s'éloignent, se perdent au fil des années. C'est compréhensible, une langue ne vivant que si elle est en terrain propice, si les occasions d'être exprimée, écoutée, comprise, existent. Quant à l'étonnement se doublant d'injonction : "Mais pourquoi les parents ne transmettent pas leurs langues à leurs enfants ?", il est souvent le fait de locuteurs parfaitement monolingues, qui ne s'embêtent pas à jongler avec plusieurs langues, à conquérir une langue parce qu'il y va de votre peau sociale.

Il y a quelques semaines, j'écoutais Patrice Chéreau sur France-Culture. Patrice Chéreau a créé au Young Vic Theatre de Londres Je suis le vent du Norvégien Jon Fosse ; pièce qu'il a mise en scène en anglais. L'information étant déjà intéressante en soi, mon attention s'est particulièrement renforcée lorsqu'il a parlé de son goût des langues, du pluralisme linguistique en tant que metteur en scène. Il a évoqué les publics bilingues qui ont vu la pièce et qui comprennent couramment l'anglais, en Norvège, en Suède, en Allemagne, en Autriche et qui n'ont pas eu besoin de traduction. "Ce qui n'est pas le cas en France", a remarqué l'animatrice avec laquelle il s'entretenait. "En France, on ne parle rien !" a-t-il rétorqué. A peine une boutade qui m'a fait sourire.

Dans les relations humaines, il n'est pas rare que les mots soient plus rapides que les faits. Ils inventent une réalité qui n'existe pas, n'existera peut-être pas. C'est pour cela qu'il faut prendre le temps de se taire et de laisser les choses se faire, au cas où elles se feraient.

Jeudi 2 juin

Terminé nouvelle Tout le monde sait ou c'est, Alésia de Jean-Hugues Oppel du recueil de nouvelles collectif Paris, Rive Glauque, Éditions Autrement, 1998.

Dimanche 5 juin

En discutais avec Am sur le genre de la nouvelle, de la possibilité qu'il donne à l'écriture de se focaliser sur une facette. De fil en aiguille, a surgi le nom de Tennessee Williams, auteur également de nouvelles, que j'ai beaucoup lu à un moment donné et que je n'ai pas oublié.

Tennessee et nombre d'écrivains de sa génération ravagés par l'alcoolisme comme pour pouvoir supporter de vivre, d'être de cet endroit du monde. Est-on indemne du lieu de sa naissance, où l'on a vécu, lorsque ce lieu s'est érigé sur l'esclavage d'autrui, la haine, le lynchage, le meurtre ? Les œuvres des auteurs américains en portent fortement la trace et c'est pour cela qu'ils me touchent et que je les aime, sans compter leur talent impressionnant d'écrivain. Je pense aussi à Carson Mc Cullers, grande amie de Tennessee. Et comme si l'air transportait des ondes communicatives, le soir même le Shérif ma demandé si je voulais revoir L'Homme à la peau de serpent de Sydney Lumet avec Marlon Brando. Une fois de plus, l'implacable magie a opéré. Très dur, très fort et au cœur de l’œuvre le diamant noir et pur de la liberté. N'être pas de ceux-là à en mourir. Le jeu de Brando minimal, sobre et puissant.

Lundi 6 juin

Ta patrie ?
J'ignore sous quelle latitude elle est située.

Baudelaire, extrait du poème L'étranger

Ai eu envie de lire encore Tennessee. Repris le recueil de nouvelles Sucre d'Orge. « L'été... saison d'une lutte aux enjeux uniques pour qui la traverse... » «... l'énorme cloche de verre translucide qui semble séparer chaque maison de ses voisines ne transmet aucun son à ceux qui sont aux aguets ; on dirait même qu'elle s'épaissit de façon invisible... ». Textes sur, entre autres, la beauté humaine, des corps, son délabrement annoncé, sa brièveté, sa mort, sur la violence des sentiments, l'impuissance, la solitude sans recours. Les êtres : des îlots fermés aux autres.

Mardi 7 juin

Mort de Jorge Semprun, à l'âge de 87 ans et qui sera enterré couvert du drapeau républicain espagnol.

Lundi 13 juin

Répétition Récital Andrée Chédid.

Mardi 21 juin

Fête de la musique, paraît-il. Calfeutrée chez moi en compagnie d'Artémisia d'Anna Batti. Succomber aux souvenirs, écrit-elle.

Mercredi 22 juin

Retenir ce nom Rita El Khayat.

Samedi 25 juin

Mets la presque dernière main à un texte personnel sur Frantz Fanon pour un ouvrage collectif. Y reviendrai lors de sa publication.

Continue lecture d'Artémisia, traduit de l'italien par Christiane Guidoni. Cette citation : « … une gourmandise vorace, prélude aux sensuelles douceurs de la vieillesse »

Dimanche 26 juin

Fait très beau. Dans le jardin, pour saluer le soleil sur mon visage. L'une des voisines ne dit pas bonjour. Café noir, une tranche de galette fine et boulot.

Mardi 28 juin

Navigant sur la toile, j'apprends l'existence du Cercle des amis d'Assia Djebar, créé en 2007, je crois, présidé par Amel Chaouati.

"A quoi bon parler de ce qui nous divise si la parole ne nous délivre pas ?" Jules Roy

Notes, au gré de mes lectures, pour mes besoins d'écriture : Loi du 20 septembre 1947 : l'Assemblée Nationale donne un statut spécifique à l'Algérie. « … principe du double collège mis en place par la France libre et maintenu : 1 électeur du premier collège (Français d'origine) avait le même poids politique que 8 électeurs du second (musulmans).

Température caniculaire. Me suis attelée à l'ordi pour une nouvelle du moment intitulé Ce printemps-là. Ensuite pause. Reprends le livre d'Assia Djebar : Nulle part dans la maison de mon père.

La première fois, il y a quelques années, à sa sortie, il m'avait passablement agacée. Sa façon de se répéter, de tournoyer autour d'une même formule, d'une même image m'avait insupportée. Cette matinée, des pages m'ont empoignée, m'ont fait monter des larmes aux yeux.
Assia Djebar décrit magistralement la vacuité d'une période de vie, en l’occurrence son premier mariage. A travers une écriture plus que précise, elle s'interroge sans concession sur elle-même. Interrogation à creuser. Qu'est-ce qui fait qu'un être se laisse habiter par le vide, pendant plus d'une décennie ? Le choix, l'attrait du vide ?
Elle a également de très belles pages sur la quête, la recherche ; alors qu'elle est en plein désarroi dans une deuxième union, ses yeux tombent sur cette phrase d'un verset coranique : « Nul ne peut porter la charge de l'autre » P 364

Lu aussi des passages de Jules Roy, témoignant de la façon la plus intraitable du racisme structurel des siens. Les siens, cultivateurs en Algérie coloniale, durs à la tâche, pour lesquels il a de la tendresse. Tendresse qui ne l'aveugle pas sur leur regard qui saisit les colonisés en sous-hommes ou plutôt à l'égal des bœufs de la ferme. Pas prêt à concéder la moindre once à l'humanité des Arabes (des troncs, des ratons... comment disaient-ils encore ?). Pas les grands colons mais les petits.

Les jours passent et ceux qui vont avec aussi.

Mercredi

Intellectuelle. Intellectuel. Universitaire. Bientôt des gros mots, dans ce pays. Heureusement, des carrés résistent. Non, permettez, il n'est pas honteux de penser, d'interroger, d'analyser, d'écrire, de lire. Aime cette phrase de Florence Dupont entendue sur les ondes : « L'indignation chez les intellectuels aboutit à une réflexion », auteur de Rome, la ville sans origines, Éditions le Promeneur, 2011.

Venue de Fayçal. Répétition.

Jeudi 30 juin

Prise de notes. Propos sur l'Histoire, discipline. Grande fragilité de la discipline historique. Opacité, concernant même le 19ème siècle. Malgré une masse archivistique considérable, des blancs, des silences persistent. Qui atteignent l'écriture même de l'Histoire. Savoir historique en train de se faire = livres de plus en plus ouverts. On peut se tromper. On peut errer. Tendance totalisante et totalisatrice de l'Histoire. Histoire = doute. Lire Philippe Murray.

Samedi 2 juillet

Lyon, dans le cadre de Dialogue en Humanités, dans le magnifique et attachant parc de la Tête d'Or : Récital-Concert autour des textes d'Andrée Chédid avec Fayçal Salhi. Cette fois, j'ai également mémorisé les extraits de prose. Et j'ai appris à dire sur une scène en plein air, mon cerveau reléguant au loin les bruissements de conversations, de rires, prenant conscience des visages attentifs, traçant autour de nous un cercle invisible. Retrait et concentration, où ne résonnent que les mots et la musique.

Dans une autre représentation : Fayçal a joué avec le flûtiste égyptien Mohamed Askari qui vit depuis de longues années en Allemagne. Un beau moment d'échange, de reconnaissance, de recueillement.

Mardi 5 juillet

Anniversaire de l'indépendance de l'Algérie.

Jeudi 7 juillet

La relation aux mots, à la poésie. J'ai toujours préféré mémoriser les textes, n'appréciant pas spécialement d'être rivée à la feuille, sauf quand je n'ai pas le choix. Il m'est arrivée également de me freiner en intervenant en duo, ne voulant pas gêner l'autre. Prévenue suffisamment à l'avance, mon plaisir, ma joie, est de mémoriser les poèmes. Je me dis que c'est un respect fondamental dû à la poésie. Mise à distance-intériorisation- "ressortie". Empoigner les mots qui vous empoignent. Les restituer par le corps, par la voix, la seule voix. Me suis rendue compte que l'on découvre des significations (supplémentaires) que l'on ne découvre pas dans la seule lecture silencieuse. La lecture à voix haute, la mémorisation, la récitation saisissent le texte en tant que sonorité et rythme. Rythme qui au fil du temps s'installe, bat en vous, comme un autre cœur.

Mercredi 20 juillet

Pleut. Pleut. Pleut. Temps épouvantable. Solitude livresque. Lis Bardadrac de Genette. Réjouissant.

Vendredi 22 juillet

Lire biographie de Tennessee Williams par Félicie Dubois.

Mardi 26 juillet

Terminé hier livre d'Assia Djebar. Quelques très belles pages. A retenir en vue d'un récital. Lis Présence, recueil de nouvelles d'Arthur Miller.

Écoute sur France-Culture de Raphaëlle Branche, Jacques Ferrandez et Boualem Sansal. Raphaëlle Branche, quasi parfaite. Avec le souci de son écriture en tant qu'historienne. Comment dire ? Sans adjectifs, sans adverbes. Retenir son lecteur, qu'il sache, sans le terrifier, sans le perdre. Qu'il ne s'arrête pas de lire. Ferrandez, auteur de B.D sur l'Algérie, à l'aise dans son propos.

Malgré la fatigue, continué d'écouter la suite du programme consacré à l'Algérie. Le vécu du 17 octobre 1961. Connaître l'événement du côté de la perception, du vécu des gens. Cette dame d'origine algérienne, A. M, qui raconte et qui, à un moment, flanche et pleure, au souvenir des massacres et des personnes qui ne sont plus revenues : "Il y avait un homme, un bel homme, il avait une grande brasserie... Il n'est plus revenu, lui et ses frères..."

C'est ce qui nous a manqués, pendant des décennies, depuis toujours. La parole vive, la voix, l'émotion des témoins et acteurs, leur mémoire vive, vive de ces temps-là. Les discours héroïsants, de toutes parts, ayant occupé et empêché tous les espaces possibles d'expression.

J'écris et j'écoute Oum Kalsoum chanter Donne-moi ma liberté/Et libère ma main.

Vendredi 29 juillet

Matinée. Écoute sur les ondes émission autour Du 17 octobre 1961 et de l'enseignement de la guerre d'Algérie. Paroles de Benoît Falaize, de Lydia Aït Saadi. L'enseignement de l'histoire – concernant l'Algérie – a peiné. L'euphémisation a prévalu dans l'enseignement de la guerre d'Algérie, dans l'évocation de la pratique de la torture. C'est par le prisme des associations que c'est revenu. Chronologie des mémoires. Champ mémoriel français.

Lire Là-bas et Ciel bleu Vase Clos d'Aline Devigne-Cespédès.

Lundi

Présence, recueil de nouvelles, posthume, d'Arthur Miller, 2011, traduit par Pierre Guglielmina. Son nom est pour moi attaché à Mort d'un commis voyageur, Les Sorcières de Salem, à ses Mémoires aussi.

Dans Présence, la nouvelle intitulée "L'Usine de térébenthine" est simplement magistrale. Longue nouvelle structurée en 3 parties. Évocation d'Haïti, du destin si fragile des hommes, de leurs rêves précaires et têtus. Des passages sur l'âge, la vieillesse et ce que cela induit. Mais surtout une appréhension d'Haïti, comme retenue, engluée, piégée par... par quoi ? Difficile de trouver les mots adéquats. Par la fatalité de la corruption ?

Lis Bardadrac de Gérard Genette. Très agréable.