Soumya Ammar Khodja

Journal: année 2010

Janvier - Mars

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Avril-Juin Juillet-Décembre


 

Dimanche 3 janvier

Par-dessus les montagnes du temps et l'océan de la distance, surgi du souvenir lumineux, un oiseau messager est venu se poser sur le rebord de ma mémoire, de ma fenêtre. Retenant mon souffle, j'ai tendu le bras et il s'est posé sur ma main ouverte. « Bonne année, m'a-t-il dit à toi et aux tiens, de la santé et beaucoup de joie! Beaucoup de réussite aux hommes et aux femmes de bonne volonté » Bonne année ai-je répondu. Et j'ai pensé ne t'envole pas vite!

Mardi 5 janvier

Vœux de Claire, arrivés par la poste : « Que tombent les murs et que jouent les enfants... ». D'Annie R par internet : « Rêvons de+d'égalité de+de solidarité de+ de partage! ». De Bernadette. De Christiane A. : « Que l'année 2010 corresponde le plus à ton désir ». De Mahat. De Véro. D'Ali S. Voeux de Peter, de Mourad, de Yahia, de Gérald, de Zohra de Vienne...

Vendredi 8 janvier

Sur Emilie

Neige. Beaucoup de neige.

14 h et quelques. Sur proposition d'Hombeline L. et d'Anne-Marie A., intervention à l'IREM, route de Gray de Besançon, en duo, le Shérif et moi : « Émilie du Châtelet, savante des Lumières - la libération par le savoir ». Visages amis. Stefan, Cédric, Florence, Philippe.

Samedi 9 janvier

Anniversaire. Matin, visages du Shérif et de ma grande. Je dis à ma grande que je suis à l'âge de... compréhension. Je sais que l'amour, l'attention, la sympathie des autres sont un cadeau. De ce côté-là, tout est cadeau. Tout m'est offert.

Ce corps à peu près en bonne santé, ces jambes qui ne demandent qu'à arpenter la ville, cette tête qui ne demande qu'à apprendre, à approfondir et ce cœur qui ne demande qu'à ressentir dans le moindre élan vers un visage.
Tout m'est précieux et je sais l'évanescence de toutes choses. Au bout du chemin, plus rien.

Quand on est jeune, on est dans la dépense. On dépense, on « gâche » l'amour, la tendresse - parce qu'on ne reconnaît pas leurs visages, leurs gestes - son temps, ses atouts, ses talents, son énergie avec cette prétention, cette insolence de croire que tout est dû, que les batteries se rechargent indéfiniment, que la vie s'étale à perte d'horizon. C'est ainsi pour une certaine jeunesse...

Omar Benmalek 1Lorsque j'avais dix sept, dix huit ansOmar B3 et que mon père, me regardant la tête penchée sur mes « devoirs », m'affirmait :
« Si l'on me proposait de m'enlever un bras et qu'en échange on me proposait de retrouver mes études, j'accepterais! » Je l'écoutais sans rien dire, le trouvant un tantinet excessif, pressentant à peine ce qu'il voulait exprimer ». Mais depuis, je sais.
Mon père a aimé passionnément le savoir - les sciences, les mathématiques, la sociologie, la langue arabe, la langue française - la pensée, la réflexion, le théâtre, la politique – l'idée d'indépendance d'un pays pour laquelle il a donné sa part de lutt
Omar B2e – l'écriture. Pris par la vie, par cinq enfants entre autres, il ne s'est pas autorisé à consacrer son temps à l'un de ses rêves. Quand il s'est enfin décidé, vers la soixantaine, d'écrire un livre et qui devait être publié, la mort traitresse l'a saisi. J'écris cela et j'ai mal. Il n'a pas eu la consolation de voir les livres de son fils et dans une bien moindre mesure ceux de sa fille.

Aujourd'hui donc la neige et des décennies de présence sur terre. Une famille, celle que j'ai faite avec le Shérif. Ma mère loin de moi. Mon père mêlé à la terre de là-bas. Ma sœur, mes frères, chacun en son lieu, ceux proches et ceux plus lointains. Amour et énigme. L'énigme que peut représenter un frère -Que peut représenter un fils, ô combien-.

Des années derrière moi. Les déroulant, je n'y vois vraiment que ceux qui m'ont aimée ou juste appréciée, durablement ou fugitivement. Les autres? J'm'en fous pas mal comme dit la chanson. Je ne garde que ceux qui m'ont appris que le chemin de l'amour, de la tendresse, de la sympathie, de la compréhension, de la plus simple attention vaut la peine d'être entrepris, quel qu'en soit le risque.

Le risque de trop donner, de trop attendre, de trop souffrir. De se tromper. Le risque donc mais surtout la chance de recevoir, à profusion, même en l'espace de quelques instants, pétillement de joie. Gracias a la vida.

Dimanche 10 janvier

Pour Annie en son jour d'anniversaire.

Un jour

I

Un jour où j'étais à marée basse
tu m'as envoyé tes mots
qui tombèrent sur moi
telle une pluie d'été

Colombe subtile et légère
tu t'es posée
sur le rebord de ma fenêtre
à l'heure précise
où je cherchais le sens de l'Est

II

Un jour où j'étais
hors du monde hors des jours
tu es venue vers moi
avec des fleurs un livre
et tes yeux si clairs

Et les pierres de la ville
Devinrent plus légères

©Soumya Ammar Khodja

Mardi 12 janvier

Sortie. Marche à pied assez difficile. Trottoirs non débarrassé de la neige durcie. Et les conducteurs de voitures ont parfois des airs à liquider les piétons! La neige, ça commence à bien faire!

Au café Mon loup, pour la première fois, le temps d'écrire quelques pages de mon journal, avant d'aller au vernissage de l'exposition « L'Algérie aurésienne 1934-1940, Germaine Tillion, ethnologue et photographe » à l'IUFM de Fort Griffon.

Ai dans l'oreille la nouvelle du séisme en Haïti. Quel malheur! Comme si ce pays en avait besoin. Les pertes promettent d'être terribles. Détresse sans fin de certains humains sur cette terre. J'ai envie de supplier : « Cela suffit, barakat! »

Hier, appris la mort par suicide de Kristina Rady-Cantat. Elle était donc si fatiguée de vivre, à se pendre dans sa maison, à se faire surprendre par l'un de ses enfants. Quelle vision! Cette femme qui s'était battue corps et âme pour Bertrand Cantat. Et lui et autour de lui, mort, gâchis, souffrance.

La fragilité humaine. La tragédie qui déboule sur des êtres, une famille, des enfants. J'ai aussi envie de dire : « Pitié! »

Les Disparus

Un livre. Une rencontre. En tant que lectrice et dans ce genre d'ouvrage, il y a, pour moi, un avant et un après Les Disparus de Daniel Mendelsohn, Flammarion, 2007.

Les disparusL'auteur est allé à la recherche des siens, son grand oncle Shmiel, l'épouse de celui-ci et leur quatre filles, exterminés à Bolechow, dans l'est de la Pologne, par les Nazis lors de la deuxième guerre mondiale. Quand, comment, où, ensemble, séparés, dénoncés, raflés? Autant de questions restées sans réponse dans la famille au fil des générations jusqu'à ce que D M s'en saisît.

Retenir qu'à Bolechow, aujourd'hui appelé Bolekhiv, il ne reste plus trace d'aucune femme, d'aucun homme de culture juive pour la bonne raison que ceux qui le furent ont été éradiqués lors des « actions » pratiquées par les Allemands nazis, aidés en cela par des Ukrainiens qui ont très volontiers prêté main-forte. Ceux qui ont survécu, en très petit nombre, ont été ceux qui ont pu fuir (ou étaient partis avant que n'adviennent les temps d'épouvante) pour l'Australie, la Suède, Israël...

Parfois accompagné de sa sœur et de ses frères dont le photographe Matt Mendelsohn, le patient et tenace Daniel M. effectuera, tel un Ulysse de la quête, de nombreux voyages en plusieurs pays, s'étalant sur plusieurs années, pour rencontrer les quelques survivants qui pourraient lui parler, d'une façon ou d'une autre, de Shmiel et de sa famille.

Une quête soutenue par une réflexion drue, fine et profonde, enrichie d'une passionnante culture universitaire de la tragédie grecque, de la convocation régulière de la Bible commentée par deux exégètes érudits -commentaires que questionne Mendelsohn – pour réfléchir aux mythes du déluge, du meurtre du frère par le frère, de l'extermination.

Tout en déroulant sa quête et ses moments forts et difficiles, l'auteur est régulièrement traversé par la pensée de sa propre fratrie – quatre garçons et une fille - sur son attitude de frère. Lorsqu'il était petit garçon, Daniel a cassé le bras à l'un de ses frères, dont il était sans doute plus ou moins jaloux.

Qu'est-ce que ce mouvement, cette pulsion qui l'ont porté à casser le bras de son frère. Mouvement qui s'est exprimé à une échelle individuelle et « enfantine », certes, mais qui pourrait porter en germe la violence humaine fratricide à grande, immense échelle.

Là où il y a des frères rôde l'incommunicabilité, la possibilité de la violence, du mal. Plus les hommes sont proches et plus ils sont séparés et plus ils seraient prêts à se faire du mal.

Le père de D M a passé sa vie à ne pas parler à son frère. Car un frère peut se révéler plus distant, plus étrange qu'un étranger. Ce frère mort, il en écrira et lira l'éloge funèbre à son enterrement avec une émotion dévoilant combien il lui a manqué.

D M relève aussi sa propre distance, son incompréhension de quelques uns de ses frères.

Les frères mais aussi les voisins. Se transformant en véritables massacreurs, l'heure venue.

Au filtre de l'Histoire et des injustices, des souffrances infligées aux hommes, l'écrivain tente de comprendre, sans excuser les actes d'atrocités, soulignant la responsabilité criminelle, meurtrière des chefs politiques :

« … il est difficile pour moi de croire que les atrocités commises par les Ukrainiens en 1942 sont une expression naturelle d'un caractère essentiellement ukrainien , pas plus que je ne peux croire que les atrocités des Serbes commises contre les musulmans de Bosnie en 1992 sont une expression naturelle d'un caractère essentiellement serbe. Je suis donc, peut-être naïvement, peu enclin à condamner les « Ukrainiens » en général, même si je sais que de nombreux Ukrainiens ont commis des atrocités. Toutefois, je suis prêt à accepter d'autres généralisations, par exemple celle qui concerne le ressentiment féroce d'une classe de gens qui, à la fois, ont été des subalternes et se sont perçus comme tels, particulièrement lorsque ces gens ont subi une oppression intolérable – celle imposée par Staline qui a délibérément fait mourir de faim entre cinq et sept millions d'Ukrainiens de 1932 à 1933, ce qui constitue une tragédie nationale qui a galvanisé les Ukrainiens, tout comme l'holocauste est une tragédie nationale qui a galvanisé les juifs -, ce ressentiment féroce d'une telle classe de gens, dans des circonstances particulières, pourra exploser en sauvagerie bestiale contre ceux qu'ils jugent responsables de leurs souffrances, même si c'est parfaitement injuste. Et je le sais, il est plus facile de tenir pour responsables ceux qui sont nos intimes. » P 570-571.

Retenir la lucidité de l'auteur frappé par le visage banal du mal où qu'il se trouve, quelle que soit l'époque. Allemands nazis ou soldats américains commettant leurs exactions sur des humains, les entassant en pyramides humaines au Dom Katolicki ou à Abou Ghraïb en Irak, ils ont le même visage, la même « inhumanité souriante ».

« Tout ce que j'ai appris au long de mon enquête, c'est que ce sont les gens banals qui deviennent des monstres », dira-t-il dans un entretien.

Malgré le sujet, l'objet de la quête, ce livre n'est pas funèbre. Même s'il rappelle en quelques pages insoutenables la capacité sans nom qu'ont eue les Allemands nazis (et ceux qui les ont activement aidés) à profaner des humains, leur imagination aux ressources infinies pour humilier – comment oublier cela?-, leur cruauté implacable. Par exemple, lorsqu'ils arrêtaient des Polonais qui avaient aidé des juifs à se cacher, non seulement ils pendaient publiquement les personnes responsables mais également leurs familles y compris les enfants mais également tous ceux dans la ville et les villages environnants qui portaient le même nom, parents ou pas, histoire de dissuader, jusque dans l'éternité, les candidats au sauvetage de juifs. D'où LA PEUR. Terrorisante. Sidérante. Qui pourrait « expliquer » l'attitude de ceux qui ont vu et laissé faire...

Ce livre n'est pas funèbre même s'il rend encore une fois inconsolable. Inconsolable de ce que les humains sont capables de faire aux humains. Inconsolable de la perte. L'extermination d'humains : ce ne sont pas seulement des vies, des corps qui disparaissant à jamais. Ce sont des têtes qui ne penseront plus, des livres qui ne s'écriront plus, des musiques qui ne se composeront plus.

Ce livre n'est pas une lamentation victimaire mais une réflexion profonde sur ce que nous sommes, nous rendant encore plus attentifs à notre humanité collective et individuelle. Sur la famille, la fratrie, sur cette capacité inouïe et familière des humains à éradiquer des cultures, des façons de vivre, ne laissant même pas de cendres par lesquelles elles pourraient renaître, sur cette tendance toujours recommencée à identifier un ensemble, un peuple, à ceux d'entre eux qui ont commis l'irréparable, ne tirant pas de leçon de l'Histoire, sur les travers, les défauts individuels, anodins en contexte de paix, et qui peuvent couter la vie en temps de guerre - être si sûr de soi, de sa réussite sociale à ne pas voir venir le danger mortel - sur les massacres qui se répètent encore en de nombreux endroits de la terre démentant passablement l'affirmation « Plus jamais ça! »

La voix de Daniel Mendelsohn, une voix intérieure qui accompagne comme celle d'un ami bienveillant et sans concession, hautement cultivé, caractérisé par une grande ouverture d'esprit et que ne quitte pas la lucidité.

Jeudi 21 janvier

Matinée. Travail sur Cent et 1 lettres. Écrit sans retenue. Ai laissé débouler, verrai ensuite si c'est bon ou pas.

13h, arrêt. Déjeuner sur le pouce. Rangements rapides et coup de balai, cuisine et salle de séjour.

Mail de Lucie S. Une des photos d'Annie choisie pour l'affiche du Printemps des Poètes, une pierre gris bleuté, avec des taches ocres. Lecture à voix haute des textes choisis, en attendant la venue de Selim.

Re-coup d'oeil dans ma boîte électronique. Lettre de l'oiseau messager. Joie, soleil de l'après-midi. Arrivée de Selim, avec sa guitare. Lecture linéaire des poèmes, écoute et selon l'écoute, idées, essais de résonance de Selim. Echange, entraînement sur deux textes difficiles.

L'une des choses que j'apprécie, dans cette vie, est d'être en relation de travail avec l'autre, dans ce qu'il sait faire, ce qu'il aime le mieux, sa compétence. Des sons, des vibrations, des mots flottent encore dans l'air après le départ de Selim.

Attente du Shérif. Retour du Shérif. Dinons ensemble. Me raconte sa journée. Fais de même.

Soir, message de Jo qui envoie, en fichiers attachés, des articles sur Haïti.

Re-lire Fragments d'un Discours amoureux de Roland Barthes.

Vendredi 22 janvier

Café. Cake. Programme Cent et 1 Lettres. Courrier urgent. Flemme immense, comme une profonde impossibilité, pour la paperasse administrative même quand il s'agit de mon intérêt direct. Je frôle la sidération...

Après-midi à la Bibliothèque de Conservation. En profite pour faire une revue de presse. Parcours Le Monde du 20 janvier 2010 : « Pas de pitié pour Haïti. Haïti en a plein le dos de votre compassion. Haïti crève d'être champion du monde de la pauvreté. Haïti et sa « malédiction » qui pèse sur Haïti. Pas plus que d'injustice divine. Sur tous les tons, les poètes d'Haïti, les jeunes haïtiens de France, Dany Lafferière (dans Le Monde du 17-18 janvier) le disent. Son dernier séisme l'a d'autant mieux frappée que la malédiction d'Haïti porte des noms et des dettes très humains... » Francis Marmande

Celui du vendredi 20 janvier : « C'était comme un cauchemar. Devant le Quartier Général de l'ONU, qui faisait six étages, il n'y avait plus qu'un ciel immense et bleu. A Port-au-Prince, il ne reste rien. C'est comme si Paris avait perdu la Tour Eiffel, l'Élysée, les Invalides et Notre dame » Edmond Mulet, Chef de l'ONU en Haïti.

Samedi 23 janvier

Chakhchoukha préparée et offerte par M, de passage à Besançon. Ce plat a le goût de la ville de mon père, des souvenirs de l'enfance et de prime jeunesse.

Lundi 25 janvier

Cyclothymie

Le commerce des personnes cyclothymiques vous déforme. Un jour, elles vous sourient, vous donnent l'impression qu'elles vous aiment, qu'elles vous reçoivent, s'imprègnent de votre présence. Vous croyez avoir amassé quelque chose, marqué une étape dans une relation amicale, affective qui se tisse peu à peu, finement et solidement, tel un fil d'or. Et puis un autre jour, elles sont opaques et dures tel du béton armé, étrangement caractérielles, distantes comme des gosses boudeurs, n'ayant rien engrangé de la rencontre comme si elle n'existait pas. Une autre fois, c'est le contraire qui se produit, vous avez affaire à une personne la plus ouverte au monde, gentille... etc. Comme dans une cour de récréation où des enfants se parlent et se fâchent, rejouent ensemble, se refâchent... C'est ce que je me disais en pensant à cette personne-là. Et je pense aussi que cette personne-là a du mal avec l'affection. Sais pas ce que c'est? L'affection, c'est quoi cette bête-là? La proximité de ce genre d'individualité peut vous faire oublier qu'il y a celles qui savent ce que c'est, la recevant avec émerveillement, la donnant avec simplicité. C'est ce que je me disais aussi, en pensant à L. Quelle simplicité! Simplicité qui met en joie parce qu'elle introduit de la légèreté dans ces (parfois) consternantes relations humaines!

Mardi 26 janvier

Emilie du ChateletJournée consacrée à la révision de la conférence sur Émilie du Châtelet, 2ème édition, cette fois à la Bibliothèque des Sciences, rue de l'Observatoire, à Besançon. Reformule l'introduction en insistant sur la problématique. De quoi est-il question si ce n'est du droit pour les femmes de ce XVIII siècle (et des siècles suivants) à l'accessibilité au savoir, à la compréhension du monde? Je signale aussi les hommes minoritaires, mais « réels » qui n'ont pas partagé la croyance de l'infériorité intellectuelle des femmes. Fais un tour du côté des encyclopédistes, plus exactement de Condorcet, authentiquement féministe : « On ne voit pas trop pourquoi un des sexes se trouverait en quelque sorte la cause finale de l'existence de l'autre » Ou encore : « Ce n'est pas la nature, c'est l'existence sociale qui cause cette différence » Très moderne et qui annonce la remise en cause des constructions sociales du masculin et du féminin...

J'aime de plus en plus Émilie du Châtelet, ses facettes contradictoires si humaines, sa lucidité sur la condition de futilité assignée aux femmes de son temps et de son milieu, sa passion des sciences qui lui fera passer les cinq dernières années de sa vie, attelée à la tâche, à traduire d'un latin difficile, elliptique les Principia Mathematica de Newton, à traduire, à commenter, à critiquer, à enrichir... De l'imaginer enceinte à 43 ans, à peu près certaine qu'elle n'en réchappera pas et se souciant du devenir de son travail m'émeut et un peu plus que cela...

Mercredi 27 janvier

Sortie du Shérif. De la voiture me téléphone : « Mets-toi sur France-Culture! » Je m'y mets : Élisabeth Badinter parle de l'amour maternel, du sentiment parental pour les enfants, construction historique. Son livre sur la question ressort, L'Amour en plus, Histoire de l'amour maternel, XVII-XXèmes siècles.

Jeudi 28 janvier

Répétition pour le Printemps des poètes, avec Selim. Enregistrement.

Vendredi 29 janvier

Parcours La chasse aux évidences, sur quelques formes de racisme entre mythe et histoire de Maurice OLENDER, Galaade Éditions, 2005. Un recueil d'articles. Très intéressant surtout par ces temps de régression. Relève, pour le moment, j'y reviendrai, : « Cette volonté légitime d'un droit à l'existence, écrit Pierre Caussat, « peut devenir aussi un prétexte à faire mourir » ». « … frontière toujours poreuse entre raison et déraison, dès lors que les passions de la langue maternelle, devenue nationale, sont en jeu ».

Samedi 30 janvier

Cadeau d'Annie : L'histoire de Bone de Dorothy ALLISON, Éditions 10/18, Département d'Univers Poche, 1999. Me montre l'exergue : « J'ai fait ma vie, comme tu feras la tienne, j'ai l'impression, avec de l'amour-propre, de l'obstination, et trop de colère »

Chez Agnès et Rachid. Rachid le nourricier. Ce matheux-là, amoureux, entre autres, de l'histoire des religions, aurait été dans une autre vie grand chef cuisinier, avec sa part d'inventivité, de touche personnelle. A préparé un mélange subtil de pruneaux, raisins secs et figues sèches saupoudré de cannelle et de graines de sésame. Sublime. Au bout de ses doigts, la cuisine marocaine, au bout de son cœur, le goût de l'hospitalité.

Jeudi

Soir, Chez Madeleine et André. Intérieur accueillant, confortable. Objets, livres et tableaux. Ceux-là retiennent l'œil, ne laissent pas indifférents. Faits par le fils de Madeleine « quand il avait du temps ».

Évocation de livres. Celui d'Étienne KLEIN, Galilée et les Indiens, paru en 2008, aux Éditions Flammarion, Collection Café Voltaire.

Pour nous faire part du propos et de l'esprit de l'ouvrage (Recul de la démarche scientifique au profit de la subjectivité, du récit...) André nous lit une anecdote racontée par l'auteur lui-même :

« Au terme d'un cours donné devant 200 étudiants, alors que je venais de terminer au tableau un calcul de relativité restreinte montrant que la durée d'un phénomène n'est pas la même pour tous les observateurs (ce qu'on appelle la « dilatation des durées »), un jeune homme demanda la parole : « Monsieur, personnellement, je ne suis pas d'accord avec Einstein! » J'imaginai qu'il allait argumenter... Je l'invitai donc à s'expliquer : « Je ne crois pas à la dilatation des durées que vous venez de calculer, se contenta-t-il de répondre, parce que je ne la... sens pas! »

André nous parle aussi d'une féministe bisontine, qu'il a découverte lors du Colloque sur Proudhon (celui-ci = immonde misogyne devant l'Éternel!) Jenny d'Héricourt qui a écrit La femme affranchie, 1860.

Évoque aussi une autre découverte-pour lui : Fellag et son spectacle Tous les Algériens sont des mécaniciens (du jeudi 21 janvier au vendredi 30 avril 2010)

Pendant le repas, lui et Madeleine nous relatent leurs souvenirs émerveillés de spectateurs de 1789, mis en scène par le Théâtre du Soleil d'Ariane Mnouchkine en 1970.

Vendredi

Matin. Vous avez une fille qui vous dit : « Bonjour petit coquelicot fraichement cueilli! »

Discutons Am et moi de la peur. Sur ce qui pousse à résister ou non contre un état d'oppression. Am dit : « Résister n'est pas naturel. Fuir le danger, se cacher, se terrer est un mouvement naturel ». Me rappelle un proverbe algérien : « Lharba tselek, la fuite sauve! ». Résister est un effort sur soi. D'où le petit nombre, la minorité de ceux qui résistent, affrontent le danger... En fait, ils affrontent leur propre peur – l'instance dissuasive - et le danger extérieur.

Avons évoqué la torture. Malgré les discours lyriques de ceux qui ne savent pas, peu d'humains résistent à la torture (« C'est fait pour !»). Des résistants français le savaient qui portaient sur eux une boule de cyanure au cas où... et comme les Nazis ne faisaient pas dans la dentelle...

A propos de torture, je feuillette le magazine BOOKS prêté la veille par André, m'arrête à la page Courrier des lecteurs et mes yeux captent : « … si la plupart des sujets acceptent de torturer, voire en prenant l'initiative, c'est qu'ils sont mus par des penchants communs à tous les hommes – que Spinoza nomme conatus, Freud pulsion d'emprise... Le sadisme est exceptionnel. Mais une fois commencée, la pratique de la torture peut devenir addictive. » Numéro 7, juillet-août 2009

Après-midi. Réunion Site Migrations de Besançon. Entre autres points soulevés : projet de numérisation des archives. Textes, photos, enregistrement audio... Archives vivantes à recueillir auprès des familles – qu'il faut convaincre. Évocation de structures en relation avec les migrations diverses et dont les archives sont en train de se perdre. Réagir vite. Odile Ch. Parle de son expérience de sauvetage in extremis de documents témoignant des luttes de Lipp.

18h et quelques. Direction Boutique Identité Café, 9 rue d'Anvers à Besançon, pour le vernissage de l'exposition L'Encre en scène de Hsin-O TSAI et Annie BARTHELET. Observation des toiles. Les yeux qui s'arrêtent, interrogent, devinent, rêvent sur les formes. Certaines toiles très belles. Les commentaires descriptifs de Martin, sur la qualité absorbante du papier, de l'encre, des pinceaux. Sur la nécessité de travailler vite. Le sourire de Hsin, sa présence, ses cheveux noirs. L'attention d'Annie B. Le goût, la finesse des mets servis, faits maison. Et surtout perception de l'étroitesse objective de l'espace réunissant pourtant, tel un bouquet de fleurs différentes, des personnes – artistes et visiteurs- d'origines multiples. En termes de pays, cela donne : Italie, Taïwan, France, Algérie, Corée, Allemagne, Russie, Japon, Autriche, Croatie. C'est beau, tout simplement. Je pense aux possibilités de chacun, aux langues, aux cultures, aux savoirs-faire des uns et des autres... Forcément, la France s'enrichit de tous ces apports.

Soirée au Vestibule, rue Roncheaux, Besançon. Avec Am, Ho et le Shérif. Concert avec Selim Khelifa et Brigitte Vuitton : guitare et chansons brésiliennes. Première fois que je vois, écoute jouer Selim à l'extérieur et ne suis pas déçue. Un pas de plus vers sa connaissance. La voix de Brigitte, se réchauffant au fil des chansons, montre ses complexes et riches possibilités. Cependant, de mon point de vue, a formulé un commentaire trop rapide, expéditif sur le contenu : « l'amour, toujours pareil... », se desservant presque. Dommage.

D'autres artistes invités aussi : une petite jeune fille, Maud – qui a été l'élève de Selim – a chanté avec Brigitte Bessa me mucho. Pas mal du tout.

Ensuite deux jeunes hommes, voix, guitare et violon (ce dernier, 21 ans, talent époustouflant). Au total, une soirée émouvante.

Lundi 8 février

Lis l'article intitulé « L'étrangeté radicale de la barbarie nazie a paralysé une génération d'intellectuels », Entretien avec H.R Jauss (1996) inséré dans  La chasse aux évidences de Maurice Olender (déjà cité plus bas).

Notes : « … se conformer à l'air du temps » « … intelligence de la survie » « … des idées nationalistes qui avaient conduit l'Allemagne à cette abjection qui fut aussi une forme extrême d'avilissement de soi et d'autrui » P 298.

Mardi 9 février

Matin. Café. Bugnes. Capte France Culture. En cours de route, émission sur les mères célibataires. Plus exactementSeyrig : la perception historique et sociale des mères célibataires en France. A ne pas y croire! Mépris, maltraitance, enfermement, humiliation, solitude, souffrance. Voix de femmes témoins, voix de médecins, de sociologues... En même temps histoire de luttes, de résistances par les concernées et celles et ceux qui les ont soutenues dont le Mouvement de Libération des Femmes et d'artistes (Delphine Seyrig, entre autres), avancées des mentalités, des droits et des lois.

Pour donner une idée de l'état des mentalités des années 60/70, des représentations sociales, un médecin rapporte qu'il y eut, par exemple, un colloque « très sérieux », réunissant psychologues, médecins et autres voix autorisées intitulé : « La sexualité de la mère célibataire » « Choisir des thèmes comme ça, ça en dit long! »

L'écoute de l'émission me fait penser à ces femmes, aujourd'hui, qui préviennent au moment de formuler une parole publique : « je ne suis pas féministe » comme si elle s'excusaient, rassuraient – qui? Les hommes? Et de quoi? Et pourquoi donc? Et pourquoi éprouvent-elle le besoin de dire cette phrase?

Elles manquent juste du sens de l'Histoire et de l'héritage. Tellement plus commode de croire qu'on ne doit rien à personne dans l'avancée des mesures sociales, dans le fait de vivre confortablement dans une société. Ignorance, égoïsme et une certaine dose de férocité.

Ces femmes du MLF ont été à l'initiative, à la jonction de luttes libératrices des femmes avec tout tout ce que cela a entraîné dans les rapports entre hommes et femmes. Bien sûr tout mouvement de révolte et de contestation a ses insuffisances, ses contradictions, ses hésitations et personne n'est obligé d'être déférent. Il suffit juste de reconnaître l'avancée qualitative de l'Histoire qui n'est pas du fait de l'intervention des Dieux mais de celui d'humains, plus exactement d'humaines.

J'écris cela et je pense aussi à un regroupement de femmes, très intéressant, par sa diversité sociale et culturelle, par la dignité, le sens existentiel que certaines y ont trouvé. Lors de sa présentation publique, à Besançon, eh bien encore une fois, ça n'a pas raté! La présentatrice a prévenu : « Ce groupe n'est pas féministe ». Que voulait-elle dire exactement? OzoufPourquoi l'a t-elle dit? Était-elle obligée de le dire?

Après-midi. Cent et 1 lettres : trop peu travaillé. Répétition en solo pour le Printemps des Poètes. Intériorisation de l'ordonnancement des textes, du cachet particulier de chaque texte.

Hier soir, ai terminé le texte sur Madame Du Deffand de Mona OZOUF- que j'avais déjà lu, il y a quelques années. Avais complètement oublié qu'elle était tombé follement amoureuse vers ses 70 ans et quelques de Walpole. Partout, à n'importe quel moment, la surprise de l'amour.

Vendredi

Matinée. Répétition avec Selim. Avons travaillé Dans la ville, mon texte qui figure en fin de récital. Mi psalmodié mi dit, il demande beaucoup plus de travail, d'essais. Expérience très physique, comme de la boxe! Dialogue, croisement voix et guitare, improvisations et réminiscences de flamenco. « J'emporterai mon amour sous mes paupières, dans mes prunelles et j'irai dans la ville... » Dans cette expérience de dialogue musical avec Selim, je peux dire que celui-ci y sa part d'artisanat. Le texte est devenu double, résonnant de deux apports. Enregistrement. Pour me réécouter et débusquer le dissonances.

Après-midi. La neige. Encore. Exténuée de cela. Ai l'impression d'être immobilisée. De fait, la chaussée est glissante. Gare! Ai dû prendre le bus. Pas le choix. Passage à la librairie L'Ivre de Mots, rue Bersot, à Besançon. Le livre que j'avais commandé Prague hier et toujours de Tecia WERBOWSKI m'attendait.

Suis passée ensuite au Café Mon Loup. Lu quelques pages. Ai pris un thé Anastasia, pas aussi bon qu'à mon dernier passage. Je suis l'unique cliente. J'écris. L'ambiance est morose, presque obscure malgré le piano de Chopin. Les patrons, une femme et un homme, un couple, je suppose, ont l'air de s'ennuyer. Elle s'adresse à moi : « La neige, le temps, ça devient lourd» Certains jours, je capte l'ennui des gens. Je deviens une éponge qui s'imprègne de tout ce qui passe. Attente des êtres aimés, où qu'ils soient. Ici et de l'autre côté de la méditerranée.

Ensuite, pris le chemin qui mène à la maison de l'ami Rachid. La nuit belle, malgré les trottoirs transformés, à certains endroits, en patinoire. Marché prudemment. Pause autour d'une écuelle de pistaches et d'un verre. Conversation. Vocation de certains visages. Je vérifie encore une fois que les événements extrêmement douloureux qui adviennent dans le cours d'une existence sont indicibles pour ceux qui les ont vécus.

J'ai repensé alors à celui-là qui porte dans les yeux un fond de tristesse qui ne le quitte jamais même quand il sourit. Un sourire sur un non sourire. J'apprendrai par ses amis qu'il a été torturé dans son pays, emprisonné pour raison politique plusieurs années; avec un bandeau sur les yeux, nuit et jour, la première année. Pas une seule fois, il ne s'en est « vanté », pas une seule fois il m'a laissé deviner quoi que ce soit. J'avais juste remarqué ce fond de tristesse – comme un paysage sans soleil – toujours présent dans son regard.

Une telle a connu un événement incommunicable. Qui dévaste une vie-et pourtant, elle en est revenue avec quel courage? Des discussions que nous avons eues, lors de nos rencontres, jamais elle n'en a laissé filtrer une allusion. Il y a quelques années, elle m'avait demandé si j'écrivais un récit autobiographique et, si tel était le cas, comment je m'y prenais. Elle devait essayer de trouver les mots, de donner forme à l'informe. D'élaborer un récit pour à la fois le maîtriser et le mettre à distance. Et certainement vivre mieux, s'autoriser à respirer amplement.

Celles et ceux qui ont connu la souffrance extrême n'ont pas de mots. Ils ont perdu les mots. Ils portent l'indicible en eux. Une part de leur être est repliée dans cette indicibilité même quand ils se tiennent droit et donnent l'impression aux autres de vivre normalement. Grande pudeur aussi, respectable, parce qu'elle est respectueuse de l'autre qui n'est pas considéré comme un déversoir. Et lorsqu'ils parlent, cela se passe dans des conditions particulières, exceptionnelles. Et c'est une grande étape.

Samedi

« Mais un passé commun lie des êtres d'une manière difficile à expliquer. C'est un sentiment atavique, on se retrouve enchaînés l'un à l'autre, emprisonnés dans la nostalgie, incapables de jouir de la liberté de vivre ici et maintenant, de vivre dans le présent. » Tecia Werbowski

Matin. Neige autour. Toits et sols. Blancheur, touffeur. Immobilité, sensation légère d'étouffement. Ne marche pas assez. Émission sur France-Culture sur le blasphème. Écoute plus ou moins distraite et tout d'un coup mon oreille s'accroche. Lecture du texte de Voltaire sur l'affaire terrible du chevalier de la Barre, victime expiatoire du fanatisme religieux, des rivalités, des intérêts politiques, subjectifs de toutes sortes... L'horreur, l'enfer sur terre...

J'écoute plus attentivement. Différence entre le sacrilège (geste) et le blasphème qui est de l'ordre de la parole, la parole publique. Se rappeler que Jésus a été condamné pour blasphème. Je note le nom de l'historien invité : Alain Cabantous, auteur d'une Histoire du Blasphème en Occident, Fin XVème-Milieu XIXème siècles, Albin Michel, 1998. A écrit aussi, entre autres ouvrages, Histoire de la Nuit, XVII-XVIIIe siècles, Fayard, 2009. Ai jeté un œil sur internet et ai trouvé, à ce propos, un article très intéressant.

Hier soir, sommes allés avec l'ami Rachid écouter Selim et Maud chez « Mr Victor ». Guitare et chansons françaises. Très agréable. Bonne acoustique du lieu, en sous-sol. J'ai aimé ce moment où Selim et Rachid qui ne se connaissaient pas, se sont parlé, s'intéressant l'un à l'autre. Même génération, mêmes lieux fréquentés du temps de leur jeunesse, des connaissances communes... Et ils ne s'étaient jamais croisés.

Lundi 15 février

« L'Art qui habite la Vie, mais en en un lieu différent, l'Art qui soulage de la vie sans pourtant soulager de vivre, et tout aussi monotone que la vie-simplement en un lieu différent. » Fernando Pessoa

La burka. Le NPA qui met à l'avant une femme voilée. Les débats que cela suscite. Dans le Facebook de Souâd L, les gens discutent, s'énervent, se passionnent. Je préfère mille fois ce genre de débats vivants plutôt que les mises en scène grossières, malhonnêtes et nauséeuses des médias lourds pour faire de l'audimat et encore de l'audimat, quittes à jouer aux apprentis sorciers et à déformer la vision de la société. Des femmes d'origines maghrébines et diverses qui ne sont pas voilées, cela existe, oh Du C...!!!

Vendredi 19 février

Matin. Traversée d'angoisse. Condition humaine. (Inguérissable aussi de l'arrachement à un pays. Mon chagrin d'amour, c'est celui-là. Qui parfois, inopinément, se rappelle à moi. Et rien à voir avec la nostalgie qui invente un monde qui n'existe pas, n'a pas existé). Alors, je pose le pied à terre et me parle. Reconnais ce que tu possèdes. De temps à autre, songe pleinement à ceux qui t'apprécient assez pour te choisir, te revenir... à ce que tu fais et aime faire. La liberté, la possibilité de circuler, de marcher, de t'asseoir, de lire, d'écouter. Chance et bonheur. L'écriture. La poésie. Ce récital, sa préparation, le partage avec S.

Répétition avec Selim, justement, toute la matinée. S'y prend de manière pédagogique et fine – le malin! - pour extirper de ma voix toute intonation à la Piaf. Il a raison et suis d'accord. J'ai confiance et m'en remets à lui, à sa culture musicale, à son écoute professionnelle, esthétique.

Mail de Rachid. M'envoie en fichier attaché le poème de Mahmoud Darwich en sa version arabe intitulé en français L'art d'aimer par Elias Sambar. Je voudrais en dire un court extrait dans le récital Incandescences du Printemps des poètes. Résonance arabe traversant un récital de langue française. M'envoie aussi sa tentative de traduction – comme il dit - en arabe de deux vers de l'un de mes textes. Dialogue en cours...

Samedi 20 février

La voix du Shérif au téléphone. Une carte du Mali d'Annie. Hier n'étais pas de la fête, par impossibilité presque totale. En ce moment, préfère voir ceux qui m'importent individuellement. Par touches sobres et concentrées. Fait très froid. Depuis quelques jours, travaille enfin à la constitution d'un recueil de poésie. Rassembler les textes épars, retravailler certains, déconstruire d'autres, sans pitié, déjà publiés, les fragmenter, les nettoyer du surplus, en faire d'autres textes, quelle jouissance!

FoucaultPropos recueillis

1-Il dit : Dans mon pays natal, l'amitié est impossible entre hommes et femmes. 2- Elle dit : N'as-tu pas remarqué qu'elle n'existe pas ici non plus? Nous deux, c'est rare. Mais que l'on nous surprenne ensemble au restau, au théâtre et tu verras la moyenne ville française assoupie se réveiller, ricaner et jaser. 3-Il dit : Le sexe gâche les relations entre hommes et femmes.4-Elle dit : Pourquoi? Que veux-tu dire? 5-Il dit : même avec ma femme, le sexe gâche nos relations. 6- Elle dit : Je suis repartie en pensant à tes paroles.7- Elle dit, quelques jours plus tard : je crois avoir compris et peut-être n'as-tu pas tort. Le sexe crée une relation de dépendance, d'obligation. Il emprisonne, fait du corps de l'un le bien propre de l'autre, une propriété privée. C'est ce qu'on appelle fidélité. Et si nous relisions Foucault?

Souvenir. Il part en vacances avec un ami. Sa compagne n'aime pas voyager, surtout dans les pays trop lointains, trop différents. Pas de problème, il part avec un ami. Ils partent à deux. Tout le monde s'extasie. Que c'est sympa, quelle chance d'avoir un ami avec qui partager son goût du voyage quand la compagne n'aime pas voyager! Je demande au Shérif : tu crois qu'ils s'extasieraient de la même manière si l'ami était une amie? Et le Shérif me dit : ils n'imaginent même pas qu'entre l'ami et l'ami qui partent à deux en voyage, il pourrait se passer autre chose que ce qu'ils croient...

Lundi 22 février

Rose BlancheAnniversaire. Le 22 février 1943, Sophie Scholl et son frère Hans, Christoph Probst étaient exécutés dans la cour de la prison de Stadelheim, près de Munich. Ils étaient âgés respectivement de 22, 25 et 24 ans. Ils avaient fondé le Groupe dit de La Rose Blanche. Qui avait combattu sans armes Hitler et le nazisme. Des jeunes allemands, murs et graves, qui n'avaient demandé qu'à vivre mais dans la dignité et qui furent libres à en mourir.

Fait beau. Un des rares jours où la lumière pointe du nez. Marche à pied aller-retour. Que le corps et le cerveau dépensent leur surplus de fatigue et d'obsessions inutiles! Ai posé des affiches pour le Printemps des poètes à quelques endroits supposés stratégiques, bibliothèques, université... mais est-ce si sûr? Au retour, la lumière déclinait, la douceur s'est installée dans l'air, et les lignes des hauts édifices sont devenues très nettes. De chaque côté du pont Battant se sont déployés les paysages et l'eau de la rivière... Et j'ai pensé : « Mon dieu, que cette ville est belle quand mon cœur y consent! »

Mardi 23 février

Levée très tôt. Les journées passent trop vite ou est-ce moi qui suis très lente, qui ne travaille pas assez, n'écris pas assez. Répétition en solo. Le trac palpable commence à s'insinuer.

Vendredi 5 mars

Elles et eux, force et faiblesse. Le pari de l'amour, joué, perdu, parfois gagné. Repliés, englués dans leur solitude. Questions sans réponses. Et ceux-là qui passent si près, les ignorent, complètement adonnés à eux-mêmes. Les êtres et leur appel au secours et la surdité des autres. Notre surdité.

Samedi 6 mars

La neige revient! La neige et ses ralentissements de toutes sortes. Matinée, répétition en duo avec Selim Khelifa. Selim qui a joué la veille avec Brigitte Vuitton chez « Mr Victor ». Et qui vient à l'heure précise et frais comme une fleur! Les mots, les sons résonnent dans l'air. Nous discutons, essayons, recommençons... Respectueux, le Shérif et Am se font discrets et de loin, écoutent.

Dimanche 7 mars

Départ d'Am, à l'autre bout du monde. C'est ainsi et c'est bien. Ils sortent de nous, pour se détacher de nous. Ils ne sont pas notre excroissance mais des êtres individuels et libres. Libres de leurs sentiments, de leurs réactions, de leurs désirs. La seule chose qui importe, c'est qu'ils soient en adéquation avec eux-mêmes, et qu'ils se débrouillent assez pour reconnaître ce qui pourrait ressembler au bonheur, leur bonheur.

Le temps. Le présent de son enfant frappe à la porte de son passé. Son père l'accompagne à l'aéroport. Elle part, propulsée par l'élan qui la porte vers le monde. Avec insouciance, légèreté et imprudence. Ignorant qu'elle emporte, mêlés à la structure même de son être, une ville, sa prime jeunesse, l'empreinte du premier amour lumineux.

Courrier à l'oiseau messager, à Poezibao, à Maryse Hache.

Lundi 8 mars

Ce singulier-là

La journée de la Femme. Ainsi est-il écrit sur les grands panneaux de la ville et d'autres villes de France. Et pourquoi pas la journée de la pomme de terre, de la vache ou de la baleine? Je ne comprends pas ce singulier-là. La femme commémorée en tant qu'espèce en voie de disparition? Ce singulier est étrange. Ou sciemment utilisé. Il dé-contextualise, neutralise, annihile les réalités politiques, sociales et économiques des femmes dans leur diversité. Il ne pose pas la revendication – et les bilans - des droits politiques, économiques, sociaux, professionnels des femmes dans la vie concrète et vivante, dans la société traversée de contradictions structurelles et quand bien même elle serait française!

Quant à la perception des femmes par leurs semblables humains masculins... Quand il y aura encore un seul homme qui s'autorisera à penser qu'une femme qui porte un tee-shirt au « décolleté profond », ne le fait que pour ameuter la horde masculine dont il est, n'imaginant pas une seule seconde qu'elle pourrait le porter pour elle-même, libre de vêtir son corps selon son propre désir... Quand il y aura encore un seul homme qui s'autorisera à dire d'une femme « c'est une hystérique nympho », quand il y aura encore un seul homme qui décrirait une femme « trop » jolie comme une « femme facile » (décidément, quelle prétention!!)... la misogynie sera encore de ce pays.

Benoîte Groult

Quelle pêche, Benoîte Groult! Ô les filles, écoutez : «Soixante ans c'est la jeunesse de la vieillesse, on peut encore faire plein de choses, avoir des projets, tomber amoureuse. Soixante-dix ans, c'est la maturité de la vieillesse. Quatre-vingt dix ans, l'âge où je suis, c'est la vieillesse de la vieillesse... » Entre autres propos de la splendide et jeune nonagénaire, captés sur France-culture du côté de chez Laure Adler

Mardi 9 mars

Incandescences

Depuis le lever, les heures tendues vers cette heure : 20H30. Juste après le petit déjeuner, dernière révision en solo de certains textes du Récital, assise pour économiser l'énergie. Le fragment de Mahmoud Darwiche en arabe. Installer définitivement sa musicalité. Le dur poème de Georges Chich : « La violence que l'amour inflige /Seule une femme aura osé le dire ». Le poème de Maryse Hache : tremblement, désir, métamorphose et enracinement et cela dans la sobriété, la vitesse des mots. A l'écoute d'Emily Dickinson, revérifier le timbre de la voix, la tenue du corps pour chuchoter, annoncer (?) : « C'est l'Ultime de la Parole/Que l'impuissance à dire » « It is Ultimate of talk/The Impotence to tell ». Le poème d'Anna Gréki, ma fibre de là-bas : « Et le désir me prit qui jamais ne me quitte/De t'avoir au-dedans de moi/Où est le cœur/Où bat le sang...». En juguler le bouleversement intime. L'offrir dans la retenue et la résonance intérieure. Revérifier la légèreté (ne pas peser sur les mots a conseillé le musicien) et la maîtrise de la voix pour le texte mien « Dans la ville » sur lequel Selim et moi avons particulièrement travaillé- notre expérience duelle. Concentration. Aménagement d'un espace en soi, espace de silence et de recueillement, accueillant l'ensemble des textes, vérifiant la présence de chacun.

17H, Arrivée de Selim avec voiture et matériel. De la maison au lieu d'arrivée, nous captons au passage, encore une fois, la beauté de la ville (et pour ce qui me concerne sa beauté parfois si emprisonnante qui me donne des envies pulsionnelles d'être loin).

Sur place, Gymnase-espace culturel de l'IUFM, à Fort Griffon, Selim installe peu à peu le matériel, les objets sonores choisis, vérifie longuement le son et nous répétons encore... Le froid de la salle et du trac. Les mains précieuses, émouvantes du guitariste. Tout d'un coup, les minutes s'affolent, courent!

Un peu plus de 20H30, dans une demie-pénombre, le public est là, attentif. Lucie Scamps, jeune femme chargée de la Communication et de la Culture, nous précède, après nous avoir adressé un réconfortant et encourageant « Tout va bien » pour présenter ce qui va suivre. Selim avance avec sa guitare, je le suis. Rien d'autre n'existe. En face de ceux qui sont venus nous écouter, nous nous présentons tels que nous sommes, retenus et exposés.

Mercredi 10 mars

Matinée, encore sous l'effet de la veille, du moment partagé, dans la sobriété et la joie profonde. Moment vécu au centuple. Visages amicaux. Visages aimés. Qui s'approchent, sourient, n'économisent pas leurs mots d'encouragement. Les mains, les joues se tendent. Soulagement. Rires. Selim visiblement heureux et pas mécontent de moi. La présence tutélaire du Shérif qui ne me fera de compliments qu'au retour, dans la voiture. « Et alors j'aurais tout ».

Après-midi, chute nerveuse. Exténuement. Les mots sont encore trop là. Dans la poitrine, dans la tête. Je les avais empoignés. C'est à leur tour de me faire ma fête, de me mettre genou à terre! Sortez, sortez de moi, laissez-moi... Mais ne partez pas trop loin car je vous appellerai encore.

Jeudi 11 mars

Relis encore Les Mots des femmes, Essai sur la singularité française, Gallimard, 1995 de Mona OZOUF. Une très belle langue – cela fait un bien fou! - et surtout un chantier vivant, se renouvelant pour moi à chacune de mes lectures, correspondant à des moments différents de la vie et de mon âge.

Les mots des femmes donc à travers 10 voix : 1-Madamme Du Deffand Marie ou la fixité 2- Madame de Charrière Isabelle ou le mouvement 3-Madame Roland Manon ou la vaillance 4-Madame de Staël Germaine ou l'inquiètude 5-Madame de Rémusat Claire ou la fidélité 6-George Sand Aurore ou la générosité 7-Hubertine Auclert Hubertine ou l'obstination 8-Colette Gabrielle ou la gourmandise 9-Simone Weil Simone ou l'ascétisme 10-Simone de Beauvoir Simone ou l'avidité.

Vendredi 12 mars

Soir, au Théâtre de l'Espace avec Annie. Occasion de sortir et de se laver un peu la tête. Le spectacle : L'immédiat, cirque/création de Camille Boitel, Compagnie La mère Boitel. Personnellement, pas vraiment aimé, question de goût et de quête personnels mais la démarche de travail de l'auteur m'intéresse et m'interpelle : « J'essaie de construire un spectacle bouleversé, grelottant, craquelé, irrégulier, comme un monde en ruine. C'est une aventure de longue haleine : c'est après plusieurs étapes de travail que se construit précisément le projet, plusieurs essais plus ou moins heureux sur presque deux ans, mais qui laisse un grand désir d'écrire, d'aller jusqu'au bout d'une forme spectaculaire, d'aboutir, (d'emboutir) le spectacle. »

Samedi 13 mars

Matinée, coup de fil d'Annie. Passe à la maison. M'apporte les photos qu'elle a prises pendant le Récital Incandescences du mardi 9 mars, au Gymnase-espace culturel de Fort Griffon. Pas évident – presque mise en danger - d'être dans le regard de l'autre. Ce visage vôtre et qui vous revient, capté dans son extériorité, sa nudité -voici mon visage tel qu'il est, modelé, transformé par le temps, le temps et ses hautes et basses saisons, tel que vous le voyez – mais aussi dans l'une de ses vérités -mon visage, habité par le rythme intérieur des mots. Les mots de la poésie que j'aime d'un amour infini. Les mots d'Emily Dickinson, d'Anna Gréki, de Maryse Hache, de Mahmoud Darwich, d'Apollinaire... Et peu à peu ces photos prises par l'amie, apprivoisées, me deviennent précieuses, témoignant d'un moment délicat, intense, donnant sens à la vie. Merci Annie.

Dimanche 14 mars

Hier, appris la mort de Jean Ferrat. Voix familière, esthétiquement et affectivement familière, entremêlée à certains fils de ma jeunesse. La poésie. Adieu l'artiste. Dès l'annonce sur les ondes de sa disparition, Arnaud M. m'envoie un message portant en objet : « … mais qui donc est de taille à pouvoir m'arrêter... » et me dit sa tristesse. 

Mardi 16 mars

Lagarce

Non, n'ai pas aimé Ébauche d'un portrait, joué à l'Espace Théâtre. Lagarce, ce n'était pas cela. Cette bonhommie, cette rondeur, ce bavardage, ce ton presque au bord du comique. Lagarce, c'était l'ironie,
la dureté, la lucidité, le travail, le questionnement sur ses capacités/choix de création, la frénésie des rencontres sensuelles, sexuelles, la distance d'avec la tendresse et son regret, l'émotion devant la beauté d'un visage, d'un corps d'homme...
Lagarce, c'était l'énergie d'une écriture, sa beauté, s'exprimant au voisinage de la mort, plantant dans le cœur de qui lit son Journal le regret tranchant et durable de sa disparition précoce. Pour lui-même. Pour ce qu'il aurait pu être.

Jeudi 18 mars

À Lons

Deuxième représentation de notre Récital Incandescences, Selim Khelifa et moi-même. Présence du public plus que respectable. Trac au début et maîtrise de ce trac. Le présent, ici et maintenant, en même temps intériorisé. La guitare de Selim, émouvante, présente. Dans l'assistance, des visages familiers, des visages amis. Christiane, Yamna, Gaby, Stefan... Et tous les visages vous deviennent amis du moment qu'ils vous font le cadeau de leur écoute. Et Jo qui filme.

Mercredi 24 mars

Il écrit et je le lis. Poète, sa musique retentit en moi. Ses mots s'inscrivent au plus profond de l'être. Aimer de toutes les façons possibles. Toutes les gammes mêlées. Aimer à tous les temps, sur tous les tons. Avec doute et certitude. Avec joie et déchirement. Avec fatigue et énergie. Aimer avec crainte, avec lucidité. Aimer avec apaisement, le cœur libéré de l'attente, la noire et lourde attente. Aimer avec dans la poitrine la lumière des visages aimés.

Samedi 20 mars

Insurrections

Au Kursaal, en compagnie de Gaby pour le film La Commune (Paris 1871) de Peter Watkins, version courte de 3h30. La première version durait un peu moins de 6 heures! Film sorti en 2000, fait « avec 212 habitants de la région parisienne, de Picardie, du Limousin, des « sans-papiers » d'Algérie, du Maroc, de Tunisie » Ai beaucoup aimé. Un film minimal, épuré, ne s'encombrant pas d'histoires subjectives entre les personnages. Une démarche intéressante, présent et passé mêlés. Saisir le passé à partir du présent, de ses luttes, de ses blocages, de ses interrogations. Se souvenir aussi, posément, pleinement et dans le bouleversement, que les droits d'aujourd'hui – très menacés- existent parce qu'hier, à peine hier, des gens humbles en sont morts. Que les puissants sont féroces, ils tuent à boulets rouges sur qui prétend vivre dignement : manger, se vêtir, travailler convenablement, s'instruire, penser, se réunir... Évocation marquée, ne passant pas inaperçue de l'autre insurrection, se passant presque en même temps, de l'autre côté de la méditerranée, en Algérie. La grande révolte des tribus unies contre le conquérant français.

J'aurais voulu voir la première version.

Lundi 22 mars

Printemps!

Ils ne l'ont pas emporté! Bien fait pour leur gu...! Toujours ça de pris. Mais tout de même, les politiques devraient posément s'interroger sur le taux record d'abstention de vote.

Matin, le soleil, le bleu du ciel sont au rendez-vous. Prête très tôt, quel bonheur! File sur la route. Heureuses mes jambes. Fait un long détour par la ville. Sur la Grande Rue, un guitariste joue des morceaux de musique classique. Je vais vers lui. Il me parle du maître des guitaristes : Andrés Segovia qui s'est battu pour que la guitare soit reconnue au même titre que le piano et le violon. Il vit en Angleterre et est en ce moment à Besançon, chez des amis. Comme il fait beau, il a décidé de jouer dehors, assis dans la rue à la fois quiète et active. Il semble apprécier la ville : « On a l'air d'y être bien ». Je lui prends un CD et il me salue d'un sympathique sourire. Je m'en vais un peu plus riche. Plus loin, j'achète un petit bouquet rond de jonquilles et je sais à qui je vais l'offrir. Ma vie, c'est aussi cela. De minuscules moments jubilatoires -des pépites. Dans la pleine perception de ces instants-là et pendant des instants-là personne n'est aussi heureux que moi. Que demander de plus? Le printemps enfin revenu, la lumière, je suis dehors, je marche, me dirigeant vers le lieu de rendez-vous où je vais rencontrer des amis. Et parmi ces amis, un visage important à mon affection têtue.

Mardi 23 mars

Temps magnifique. Journée de grève et marche de protestation. Je bavarde avec les uns et les autres, salue des connaissances mais mon cœur « politique » n'est pas à la fête. N'y crois-je plus? Me suis-je rendue? J'ai mal.

Mercredi 24 mars

Pas de chéquier, pas de RIB. Je passe au bureau de poste du quartier. Aimable, elle transcrit en s'appliquant : Ammar Khodja Soumya. « Votre nom est long et difficile » me dit-elle. Je souris, j'ai l'habitude. Quand ce sont des personnes malveillantes ou étroites du cerveau qui me le disent, je rétorque : « Parce qu'à prononcer vos noms sont difficiles ». Les ignorants me regardent avec des yeux de veau (pardon pour les veaux!) et les quelque peu cultivés blêmissent. Reconnaissant l'un des vers du poème Strophes pour se souvenir (L'Affiche rouge) d'Aragon dédié à la mémoire du Groupe Manouchian (voir aussi ce site)constitué presque dans sa totalité d'étrangers, et fusillé pour cause de résistance un 22 février 1944, au Mont Valérien.

Soirée, avec le Shérif, à l'amphi Donzelot de la Fac de Lettres, rue Mégevand. Intervention de Pierre Barbancey, grand reporter à l'Humanité, sur le thème : « La création d'un État palestinien est-elle encore possible? ». Beaucoup d'estime pour ce journaliste qui ne craint pas d'avoir des convictions profondes et de les défendre, avec une parole réfléchie, posée et où la passion n'est pas absente. La passion de la justice. L'homme est grand, un peu lourd, le teint halé par les grands voyages, sympathique.

Vendredi 26 mars

Il pleut, il pleure...

ArnothyÉcoute de Christine Arnoty sur France-Culture. Son "r" roulé doux à l'oreille, la mienne en tous cas. J'adore les vieilles – si jeunes!- dames impertinentes qui ne se laissent impressionner par quiconque. Pas ma tasse de thé en tant que romancière mais ai lu dans une autre vie J'ai quinze ans et je ne veux pas mourir qui l'a rendue célèbre. Raconte qu'elle a rédigé elle-même son avis de décès rien que de penser à ce genre de formule médiatique : « L'auteur de J'ai quinze ans et je ne veux pas mourir vient de mourir! » A Gérard Slama qui croit faire le malin en lui parlant de « l'art du stéréotype» qu'elle est censé représenter, elle rétorque : « Vous êtes vous-même un summum des stéréotypes » et toc! J'écoute et je souris. Attaque « Robbe-Grillet qui n'intéresse que les critiques qui ne lisent pas » « Le lecteur aime bien lire et ne pas s'ennuyer ». Sur d'autres thématiques et non des moindres, elle dit sans s'encombrer de circonvolutions oratoires : « Je ne crois pas au pardon. Rancunière, je suis. Je mets mes rancunes dans mon frigo intellectuel... Tout le monde a quelqu'un dont il voudrait avoir la peau. Tout le monde est à acheter sauf quelques uns. » « Montrez-moi quelqu'un à qui on n'a jamais profondément fait mal... » « Est-ce que les écrivains cicatrisent moins que les autres? » lui demande Caroline Fourest? A propos du désir qu'elle a eu de s'inscrire à un parti politique, elle affirme qu'elle a voulu s'encarter pour faire partie d'un groupe : « J'étais très seule ». Au journaliste qui lui dit : « Vous mourrez la plume à la main? », elle répond : « Du tout, mais j'aimerais la présence de quelqu'un qui m'a aimée ou que j'aime encore. » Oui.

Se ramasser, s'amasser. Joindre, réunir, concentrer toutes les facettes de soi vers une totalité. Se reconnaître dans cette totalité, cette somme. Solitude.

Samedi 27 mars

Femme lisant homme
Homme lisant femme?

Lors de mon dernier Récital, j'ai dit quelques poèmes d'amour d'hommes écrits pour des femmes, entre autres :

Souvenir oublié vivant dans toute chose
Je rougirai le bout de tes jolis seins roses
Je rougirai ta bouche et tes cheveux sanglants
Tu ne vieillirais point toutes ces belles choses
Rajeuniraient toujours pour leur destin galant

Apollinaire,

Fragment du très beau poème « Si je mourais là-bas » (cliquez ici pour écouter), Poèmes à Lou, chanté magnifiquement par Jean Ferrat

La question s'est posée si un homme pouvait dire, en public, un poème d'amour de femme écrit pour un homme. Bref, la lecture est-elle sexuée? Personnellement, il me semble que quand je lis, je suis hors-sexe, au-delà d'un genre. D'ailleurs, je suis assez perplexe lorsque quelqu'un affirme s'identifier lors de la lecture d'un roman à des personnages masculins plutôt que féminins ou vice-versa. Mais qu'est-ce que lire? La lecture est-elle un processus d'identification, une confirmation de soi? Et se fait-elle par le biais de la sexualisation? La lecture n'est-elle pas un peu plus que cela? Qu'est-ce qui se met en œuvre dans l'acte de lire?

En tant que lectrice et récitante, je me situe dans l'univers de l'élaboration, de la construction poétique, esthétique. Quand il écrit ses Poèmes à Lou, Apollinaire est au front-guerre de 14-18. Sa poésie brouille les deux « niveaux », celui de la guerre et celui de l'amour qu'il ressent pour Lou. Un amour ardent, têtu, inquiet, pas vraiment réciproque, douloureux (et parce que tel, il lui fait écrire ses plus beaux textes!). Le sang de la guerre est aussi celui de cet amour violent, des rapports érotiques violents des amants... Avec le sang de la guerre l'amant rougit in absentia le corps de l'aimée. Quelque chose de très violent devient très beau par la poésie. Et c'est sur ce terrain que je suis, dans l'observation attentive de la mise en forme du poème et de sa musicalité (car ce qui caractérise la poésie d'Apollinaire est la musique). Saisie d'une forme, d'une architecture, d'un rythme, d'une résonance, saisie que je tente de restituer le mieux possible, dans une relation d'intensité avec le poème ne me connaissant pas d'autre relation avec la poésie que celle-ci. Intensité passée au filtre de la sobriété, pour que ne reste que l'essentiel : le poème porté par une voix. En terrain de littérature, je suis. Sur ce terrain-là, lire un poème d'amour d'un homme pour une femme aussi érotique, aussi hard qu'il soit ne me pose aucun problème.

Cependant, je me demande si cette « facilité » ne me vient pas de mon cerveau qui depuis très longtemps s'est habitué à lire des textes écrits par des hommes, ces derniers étant majoritaires en territoire de littérature. Ou du moins, majoritairement reconduits par les institutions, à commencer par l'école, en passant par le collège, le lycée, en continuant avec l'université, par les lieux de culture, théâtre...etc. Et sans doute, les hommes ont moins l'habitude de lire des femmes. D'où leur (?) difficulté à imaginer un homme lisant en public un texte d'amour érotique d'une femme pour un homme...

Je connais même des écrivains français vivants, de la génération des 60/70 ans qui n'imaginent même pas que des femmes puissent écrire, être écrivains. De vrais ignares heureux en la matière. Des noms? Je connais même des hommes de théâtre plus jeunes qui n'imaginent même pas que des femmes puissent être des artistes et non des moindres, des artistes qui ont leurs mots à dire, leurs conceptions sur l'art et le théâtre... des noms encore? Et j'ai comme l'impression que les hommes qui ont été contemporains de mai 68 et qui sont misogynes ne sont pas rares. Qui font semblant de cracher sur les féministes – c'est tellement facile vus les préjugés de la société amplement abreuvée aux médias lourds - mais qui en vérité n'arrivent pas à se faire à la liberté des femmes, individus à part entière, ne se justifiant pas par les hommes. J'entends le genre d'homme – médecin, avocat, politique de n'importe quelle obédience... oui, dans ces catégories-là, dites supérieures - à avoir des plaisanteries grasses plein la bouche en détaillant les fesses, les hanches, les seins des femmes auxquels ils n'arrivent pas à la cheville!

Lundi 29 mars

Bravo!

Des copines se réunissent dans un café et déterminent des lieux... Après cela, s'affublant de fausses barbes, elles investissent les lieux de pouvoir trop exclusivement masculins, dont l'Assemblée nationale, et applaudissent aux taux de record de présence masculine. Voici les résultats, très édifiants :

Présidence de la République = 100% hommes

Assemblée nationale = 81, 5% d'hommes

Sénat = 78% d'hommes

Présidence Conseils régionaux = 96, 2% d'hommes

Beaux-Arts = 90% des œuvres exposées sont celles d'hommes

Musées et galeries de France, créés par des hommes

Théâtre = 78% des metteurs en scène programmés dans les théâtres nationaux sont des hommes

Lu dans Nouvel Observateur, 4-10 mars 2010

Mardi 30 mars

La voix de l'oiseau messager. Ma jeunesse, une certaine Algérie. Algérie mienne, confondue à mon être. Et cette voix-là, chargée du nombre des années devient celle du présent. Désormais.