Soumya Ammar Khodja

Journal: année 2010

Avril - Juin

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Janvier-Mars, Juillet-Décembre


 

Dimanche 4 avril

C'est moi l'Italien

Tout en travaillant sur l'entretien avec Ilze originaire de Lettonie pour le Site Migrations de Besançon, jette un coup d'œil sur celui-ci et m'arrête sur l'article Les migrants et leurs langues, Le cas de la famille Salvio, signé de Gisèle Holtzer.

Article passionnant que je lis de bout en bout et qui me touche car jamais jamais je ne trouverais acceptable et justifiable la bêtise féroce, les blessures infligées par le racisme dit ordinaire.

Je savais que le racisme vis-à-vis des Italiens avait eu ses belles heures dans certaines régions de France mais j'ignorais que cela pouvait se passer encore les années 80! Que quelqu'un, un Français d'origine italienne, se présente aux élections de maire, dans le Haut-Doubs, convaincu par un ami qui lui trouve les qualités requises pour la fonction, et ne soit pas élu parce qu'on ne veut pas d'un maire étranger! Que le père de celui-ci lui dise, c'est de ma faute, c'est moi l'Italien, c'est moi qui suis venu travailler... Que des gosses se fassent appeler « macaronis », que ces mêmes gosses par réflexe de défense aient honte de la polenta familiale, ne veuillent plus entendre leurs parents parler italien...

Je raconte tout cela au Shérif et les souvenirs remontent. Et nous parlons des attitudes de rejet des uns et des autres, subis par les uns et les autres.

Au Maroc, ma mère enfant de la Narsrania, la chrétienne, l'Européenne, rejetée. Ma grand-mère elle-même, rejetée par la communauté européenne pour avoir épousé un Arabe. Crève pour cela, tu n'auras pas de travail pour nourrir tes deux gosses! Ma mère qui épouse un Algérien lequel un jour décide de rentrer en Algérie parce dans ce Maroc qu'il avait cru sien, le directeur de l'école où il enseigne l'a traité avec hauteur d'étranger et prié de ne pas se mêler des affaires marocaine (grève d'enseignants). Ma mère sera pendant longtemps la marokia en Algérie.

Je me souviens. Les premiers jours de notre arrivée au pays natal de mon père, l'Algérie, des gosses nous regardaient, ma mère, mes frères, ma sœur et moi, tous nés au Maroc, et nous disaient : « Les Marocains sont noirauds ». L'amusant c'est que ces gosses n'étaient pas exactement blancs et blonds tels des Vikings!

Vers les années 60, au moment d'un conflit entre le Maroc et l'Algérie, une maîtresse d'école, algérienne, m'avait dit en classe, à haute voix, sûrement pour calmer un moment de turbulence : « Tu es méchante comme une Marocaine », sidérant l'enfant que j'étais et me laissant un tel souvenir que lorsque je l'ai eu quelques années plus tard en CM2, j'essayais de me rendre malade en m'étouffant d'un oreiller pour ne pas aller en classe.

Quoi encore? Dans mon enfance, dans mon quartier, le souvenir de la guerre d'indépendance était encore très vivace. Au détour de leurs jeux, des gosses déclaraient : « Ce sont les Kabyles qui ont ramené l'Istiqlal, l'indépendance, pas les Arabes » D'autres gosses rétorquaient : « Les Kabyles sont des harkis ».

Je n'avais jamais entendu mon père, né à Constantine, et dont la langue native était l'arabe dire quoi que ce soit de négatif sur les Kabyles. Je débarquai à l'université de cette ville, ignorante, légère de tout préjugé. Assez vite, je sympathisai avec une étudiante de première année, originaire de la ville de Bougie. Une Bougiotte! Son visage est encore très net dans ma mémoire. Ses yeux étaient bleus comme un ciel d'Algérie en plein été, ses cils noirs, longs et fournis. Ses cheveux épais étaient d'un châtain très clair et sa peau était soyeuse et dorée. Elle habitait à la résidence universitaire, côté filles, nous étions très complices et nous riions beaucoup ensemble.

Elle fit la connaissance d'un jeune homme de la ville et ils tombèrent amoureux l'un de l'autre. Lui était simplement fou d'elle et il voulut l'épouser ou du moins célébrer officiellement leurs fiançailles. Et j'ai commencé à comprendre ce qui se passait dans la société algérienne.

La famille de mon amie ne voulut point entendre parler d'un gendre arabe mais vraiment pas! La famille du jeune homme, émissaire solidaire de son fils, plaida la force et la sincérité de cet amour auprès de l'autre famille mais rien n'y fit.

En pleine année universitaire, la jeune fille fut retirée par ses parents de l'université de Constantine pour l'inscrire à l'université d'Alger, l'empêchant ainsi de rencontrer son amoureux, son compatriote mais qui eut juste le tort de n'être pas Kabyle. Elle s'était rendue, trop jeune pour se battre, impressionnée par l'autorité parentale.

Bien des années plus tard, je devais la rencontrer en France, par hasard. Elle avait quitté l'Algérie, épousé un Français et posait un regard très ironique sur sa famille. Et j'avais pensé en direction des parents : « Bien fait pour vous! »

Pour revenir à la famille Salvio, je retiens tout de même qu'au bout de cette histoire, il y a une jeune femme, alors qu'elle était en reconquête de la langue familiale, l'italien, qui rencontre l'amour en la personne d'un Marocain berbère. Qui s'initie, apprend la langue de son amour, le berbère. Une jeune femme que n'a pas quitté la colère – et comment pourrait-il en être autrement? -, gardant le souvenir vif des expressions de rejet vis à vis de ses parents, des enfants qu'ils ont été, elle et son frère mais tellement riche, à l'écoute du monde et de sa fascinante diversité. Car sa fibre sensible que d'aucuns pourraient interpréter comme de la fragilité est aussi une fibre de compréhension , d'intelligence et d'ouverture.

Ma mère Habiba fille d'une Suisse, Ottilie, elle-même fille d'une Allemande, Laura. Laura qui a été rejetée radicalement par la famille suisse de son époux – je devrais écrire propulsée hors de. Le prénom de la mère de Laura, Rebecca, « explique »-t-il quelque chose de ce rejet? Durant mon enfance et ma prime jeunesse, j'ai souvent entendu ma grand-mère dire de sa propre grand-mère paternelle : « Elle n'a jamais pardonné à son fils d'avoir épousé une Allemande » Elle a si peu pardonné qu'elle a réussi à défaire le couple. Laura est repartie en Allemagne enceinte d'un fils, Hans, qu'Ottilie ne devait jamais connaître, comme elle ne devait jamais revoir sa mère après son départ ressemblant fort à une expulsion au sens concret du terme.

Je viens aussi de cette histoire qui me rend inacceptable toute attitude ressemblant de près ou de loin au « marquage », au rejet de l'autre, au racisme, à la ségrégation quelles que soient leurs formes et leurs raisons. Il m'est arrivé de quitter une table parce que des Algériens déblatéraient sur des Français, en tant que tels. J'ai serré les poings, de dégoût, de révolte et de colère quand j'ai appris que mon fils plusieurs fois de suite n'a pu entrer en boîte en raison de son beau visage brun, et de ses sourcils noirs et fournis, dans la bonne ville de Besançon. Apartheid, je dis, persiste et signe. L'apartheid se caractérisant justement par l'interdiction d'espace.

Lors d'un Colloque à Prague consacré au bilinguisme dans les lycées européens où j'étais invitée et merveilleusement et chaleureusement accueillie par les organisateurs pour témoigner en tant qu'écrivain de mon bilinguisme personnel, l'une des participantes françaises, enseignante en IUFM, croisée au détour des toilettes, et avec laquelle je n'avais échangé aucun mot jusque-là, a lu l'étiquette portant mon nom, accrochée à ma veste, m'a regardée et m'a dit : « Vous êtes la seule non européenne du Colloque » C'est-à-dire qu'elle a décrété de ma non européanité selon mon visage et mon nom. Voulait-elle me signifier que je n'avais pas ma place dans ce colloque européen?

Je pense être quelqu'un de bien élevé, initiée très tôt au caractère quasi sacré de l'hospitalité et de l'hôte qui ouvre ses portes si ce n'est son cœur ou qui vous accorde au moins son attention. J'ai pensé à l'amabilité élégante du Conseiller culturel, insistant, par correspondance interposée, pour que je vienne à Prague et j'ai tenu ma langue, celle qui sait être cinglante et envoyer au diable celles et ceux qui appartiennent à l'espèce des tocardes et des tocards et à laquelle cette personne semblait appartenir.

Mais tout de même, je ne pouvais pas ne pas réagir. Mon tour d'intervention est arrivé, bouclant les exposés de spécialistes. J'étais l'écrivain, « la touche » non académique. Parler de ses langues, c'est évoquer forcément sa trajectoire personnelle, sa biographie linguistique et géographique. En ouverture, j'ai décliné mon identité, je devrais dire mes strates d'identités, déroulant les noms patronymiques de ma filiation maternelle : Harim, Vagnières, Rubig, Steingruber... Ce fut aussi ma réponse mais je ne suis même pas sûre qu'elle ait compris.

Nom de dieu, c'est une enseignante! A combien d'élèves de France a-t-elle signifié, au vu de leurs noms et de la couleur de leur peau, qu'ils n'étaient pas français?

Vendredi 16 avril

Dans ce pays d'hommes bons
Vivent des hommes féroces
De férocité ancienne
Bachir Hadj Ali


Reçu hier déclaration, envoyée par Le Manifeste des Libertés par courrier électronique: 

À propos des récentes agressions contre des femmes seules à Hassi-Messaoud (Algérie)

Des associations, ligues et défenseurs des droits humains se sont réunies hier, pour dire "Stop à la barbarie". Voici leur déclaration


Hassi-Messaoud: Halte à la "fatalité" de la terreur à l’encontre des femmes !

La Constitution algérienne consacre la sécurité des citoyennes et des citoyens. L’Algérie a ratifié la Convention sur Hassil’élimination de la discrimination à l’égard des femmes, la Convention contre la torture et autres peines et traitements cruels ou dégradants, la Déclaration sur l’élimination des violences faites aux femmes.

Au nom de ces principes, nous sommes profondément choqués par la nouvelle tragédie vécue par des femmes, venues de différentes régions d’Algérie, travaillant et vivant dans des habitations précaires à Hassi-Messaoud, une des villes les plus sécurisées du pays.

Le martyre qu’elles viennent de subir est la répétition macabre des évènements de 2001. Un sinistre 13 juillet 2001, une horde de 300 hommes armés attaquent une centaine de femmes et leur font subir les pires atrocités – un véritable lynchage – dans le quartier d’el-Haicha à Hassi-Messaoud.

Nous tenons d’abord à exprimer à ces nouvelles victimes notre solidarité, notre indignation et notre émotion face aux actes barbares que des criminels déchaînés commettent sans répit en venant et revenant plusieurs nuits de suite, depuis quelques semaines, sur les lieux de leurs forfaits.

Juillet 2001 ... mars 2010

Même lieu.

Mêmes agressions.

Même type d’agresseurs lâches et cyniques provoquant des actes méticuleusement organisés, donc mûrement prémédités sinon commandités.

Même type de scénario d’horreur où les criminels regroupés et encagoulés terrorisent chacune des victimes parce que isolées et sans défense.

Même type de violences extrêmes où la rapine, les injures et la torture visent à humilier et à réduire à néant les femmes en tant que telles.

Même volonté par la valeur exemplaire de tels actes de terreur de dissuader toutes les femmes d’exercer librement leur droit au travail où que ce soit sur le territoire national et de les punir parce qu’elles vivent seules.

Au-delà du constat horrifié, de la condamnation des criminels et de la compassion pour les victimes, nous tenons aussi à souligner le caractère particulier de ces expéditions punitives qui rappellent étrangement non seulement les évènement de 2001 mais aussi toutes les autres agressions depuis vingt ans dans différentes régions d’Algérie ( Ouargla, Remchi, Bordj, Tebessa…). Elles rappellent étrangement, hélas, les viols collectifs des femmes par les terroristes, ce crime contre l’humanité, tâche noire qui a mis en péril notre avenir et celui de toute la société. Il s’agit donc d’une violence systématisée, construite, structurelle, orchestrée, autant d’éléments de gravité supplémentaire.

En effet, cette répétition et continuité d’actes odieux à l’encontre des femmes qui semblent se perpétuer comme une ‘fatalité’ n’est possible que parce qu’en 2001 le traitement de l’affaire de Hassi-Messaoud s’est réduit à une parodie de justice reléguant cette tragédie au rang de vulgaire fait divers.

Cette répétition et continuité d’actes intolérables n’est possible que par la complicité et le silence non seulement des institutions et des autorités locales mais aussi le laxisme de la société. D’ailleurs, l’absence de réaction citoyenne et de médiatisation de cet évènement est frappante et inquiétante.

Cette répétition et continuité de crimes contre l’humanité n’est possible que par l’impunité dont bénéficient les agresseurs contre les femmes.

Cette répétition et continuité de violation des droits de la personne humaine n’est rendue possible que par l’absence de l’Etat et des institutions censés protéger les citoyennes et les citoyens.

Est-ce que cela signifie qu’aucune femme ne peut se sentir en sécurité dans son propre pays et qu’aucun citoyen n’est protégé par la loi ?

C’est pourquoi, encore une foi, nous dénonçons avec force ces crimes et interpellons les pouvoirs publics pour qu’ils réagissent en urgence en assurant la protection de ces femmes victimes encore sous le coup de la menace quotidienne, et leur prise en charge globale (médicale psychologique, sociale et juridique). Nous sommes déterminés à soutenir toutes ces femmes victimes d’agressions inacceptables.

Signataires :
Réseau Wassila, ADPDF (Association pour la défense et protection des droits des femmes), AEF (Association pour l’émancipation des femmes), APF (Association du planning familial),ANADDE, ATUSTEP, Amusnaw, AVIFE (Association d’Aide aux Victimes de Violence Femmes et Enfants), CIDDEF (Centre d’Information et de Documentation /Droits des Femmes et des Enfants), Collectif des Femmes du Printemps Noir, Djazairouna, FEC (Femmes en Communication), Femmes PLD, LADDH Ligue Algériennne de Défense des Droits des Hommes), LADH (Ligue Algérienne des Droits des Hommes), RACHDA, SOS Femmes en Détresse, Tharwa Fatma N’Sumer, Fatiha Mamora et Rahmouna (deux femmes victimes des attaques de 2001 à Hassi Messaoud).

Lien avec cette enquête de Salima Tlemçani, dans '"El Watan" (11.04.2010) :
http://www.elwatan.com/Elles-sont-attaquees-de-nuit-par

A lire aussi cette interview de l'actrice Nadia Kaci, qui a recueilli des témoignages sur ce qui s'est passé dans les mêmes lieux en 2001 :
http://www.babelmed.net/Pais/M%C3%A9diterran%C3%A9e/laiss%C3%A3es_pour.php?c=5022&m=34&l=fr...


Mardi 20 avril

L'imprévisible. La nature. La maladie. Que faire avec ça à Paris?

Mercredi 21 avril

Vit des moments qu'elle déteste le plus. Les moments d'étrangeté à elle-même. Étrangère à elle-même. Ou trop familière. Paris et le soleil de Paris, magnifiquement indifférent. Elle, assise dans un jardin, tente de relire des pages manuscrites de son livre en cours, traversée par la pensée de la mère souffrante. Sa mère souffre et elle est ici, ailleurs, séparée d'elle, séparée de sa chair. Elle lit sans lire et tient entre sa main son téléphone portable au cas où il sonnerait, de France ou d'Algérie... Mais il ne sonne pas. Tendue vers cette attente, réduite à cette attente.

Jeudi 22 avril

Revient sur ses pas. Tout d'un coup, s'impose à elle l'évidence. Plus de raison de rester. Prends le train. La seule urgence, la seule nécessité, rentrer et partir là-bas.

Samedi 24 avril

Je voudrais dire

Veille de départ. Il fait si beau dans la ville. Les arbres sont de grands bouquets fleuris, des têtes rondes multicolores, blanches, roses... « Je voudrais dire, dire, dire tout ce que je sais, tout ce que je pense, tout ce que je devine, tout ce qui m'enchante et me blesse et m'étonne; mais il y a toujours vers l'aube de cette nuit sonore, une sage main fraîche qui se pose sur ma bouche, et mon cri qui s'exaltait, redescend au verbiage modéré, à la volubilité de l'enfant qui parle haut pour se rassurer et s'étourdir... Je ne connais plus le somme heureux, mais je ne crains plus les vrilles de la vigne. » Colette, Les Vrilles de la Vigne.

Vendredi 4 juin

Habiba Benmalek

Habiba1Longtemps, elle aura été belle et jeune. Sans maquillage et presque sans bijoux, elle ne passait pas inaperçue. Elle était d'ailleurs, au sens propre et figuré, singulière et souvent solitaire. Elle n'avait que de l'amour à donner, sans une once de préjugés. Avec elle, j'ai appris que le verbe aimer est sans fond, sans limite, inconditionnel. Ce verbe-là n'est pas pour tout le monde. Elle rencontra, parfois, sur son chemin, l'égoïsme, le cynisme, l'avarice de sentiments. Un jour, elle me confia : « Je pardonne mais je n'oublie pas ».

Est-ce possible, elle n'est plus là? Je ne me pencherai donc plus vers son visage pour lui direHabiba2 ce que je ne dis qu'à elle, recherchant son regard qui me reconnaît et me justifie, jusqu'à ces derniers jours... Dites-moi que ce n'est pas vrai, que je vais prendre le téléphone et entendre sa voix et son rire. Dites-moi que je n'ai pas accompagné sa barque jusqu'au port ultime?

Il y a quelques années, elle m'avait fait part d'un souhait que nous savions irréalisable - ô mon frère : « Quand je serai morte, j'aimerais qu'on mette mon corps dans une barque et qu'on le laisse tomber en pleine mer » Je ne lui avais pas demandé la raison de ce désir d'eau, de la profondeur de la mer.

Elle venait d'ailleurs, univers et langues mêlés en elle, résistant à sa manière pour maintenir son étrangeté; me transmettant le goût têtu de la différence.
Habiba3Sous la terre algérienne, je l'ai laissée, un jour de mai 2010. Je suis revenue sans elle. Ô stupeur, elle n'est plus!

Habiba, chair dans laquelle je suis née, ma première terre avant toute terre, mon pays natal, je ne viendrais plus à ta source me laver de mes tourments, alléger mon inapaisement, étancher ma soif.

Peut-être es-tu avec lui, celui dont tu as rêvé quelques jours avant de partir? Il est venu vers toi « dans toute sa gloire » m'as-tu raconté. Il t'a murmuré, alors qu'il te serrait dans ses bras : « Les années ont passé et nous avons vieilli », ton amour, quelles que furent les tourmentes et les vicissitudes de l'existence, ton époux, mon père.

De toi, je porte l'amour. Tu m'en as tant donné, à moi, à mes enfants, à leur père, mon compagnon. Tu as aimé d'autres que moi, d'autres que nous, nous enseignant avec discrétion et conviction que l'amour ne se quantifie pas et ignore les frontières. Honneur à toi, ma très aimée, mon unique, Habiba Benmalek, ma mère.

Lundi 7 juin

Aéroport Charles de Gaulle. Pour prendre le vol, direction Riga en Lettonie. Coup de fil du Shérif. Chargée comme un âne. Ma valise, plutôt petite mais rebondie et dure. Un sac à dos avec dedans chaussures de marche, classeur appareil photo. Mon ordi. Tout cela « portable » mais gênant. Faisceau d'images sans lien déboulant de tous les coins de mon corps. Est-ce ainsi quand on se prépare à décoller? Pourquoi me revient cette phrase d'Am à propos de L. : « Elle aime trop, longtemps, douloureusement »

Me sens comme un bout de terre détaché de son continent, perdu au milieu d'un vaste océan. La mort de maman. On me dit sur un ton docte qu'il est naturel de perdre ses parents. Naturel? J'ai été juste convoquée dans un ordre où je n'ai rien demandé : naître, mourir, subir la mort des si proches. Que ceux qui veulent se consoler avec la nature le fassent!

Ce que je sais, c'est que ma mère aurait bien voulu, hors la douleur et la maladie, vivre encore un peu, pour aimer encore. Tout en riant de son désir parce qu'elle le savait irréalisable, elle avait osé rêver voir l'enfant d'Am... Elle laisse chacun de nous, démuni. Nous n'aurons plus à compter sur cet amour-là.

Juste avant de prendre l'avion, poussée d'émotion et de larmes silencieuses, téléphone brièvement au Shérif qui comprend et respecte.

Vol tranquille, quelques secousses. Isolement linguistique. Pas de langue française à bord. La voix sans visage qui s'adresse aux voyageurs s'exprime en letton, en anglais, en russe. La sensation d'un manque, le manque de ce qui m'est familier, rassurant, bienveillant. La langue que je comprends, parle, lit, devine. Les visages de l'équipage me sont trop lisses et ce lissé m'est imperceptiblement hostile. Peut-être parce qu'aussi dans ce genre de vol « économique », rien n'est « offert », même pas un verre d'eau. Les passagers ne sont perçus que comme des acheteurs potentiels, de parfums et de tabac. A côté de moi, une blonde jeune fille mince, à la longue chevelure, la peau dorée et aux trop longs cils noirs. Je me tourne vers elle, je dois être transparente. Pas une seule fois, elle ne laissera d'elle le moindre mouvement s'esquisser. Sur sa personne, un glaçage d'indifférence. Quand la descente est annoncée, elle coiffe ses longs cheveux, ostensiblement.

Arrivée à l'aéroport de Riga, qui n'est pas mon port d'arrivée. Dois continuer jusqu'à Ventspils pour une résidence d'écriture à la Maison Internationale des Écrivains et des Traducteurs. Pas très rassurée mais enfin tout finit par bien se passer, malgré mon très mauvais sens de l'orientation (apparu quand ce petit poucet perdu dans la forêt et qui ne m'a jamais quitté?), le barrage très étanche de la langue. Car dans le monde, il y a toujours quelqu'un qui, se détachant de la montagne des visages mornes et fermés des passants, montre d'un doigt précis et affable la direction au voyageur interrogateur.

En attendant le car, je m'adresse à une jeune fille qui ne demande, elle, qu'à échanger, dans un mélange laborieux d'anglais et de français. Le désir de communication peut être fort... Nous échangeons nos noms. Elle s'appelle Lenore. Son bus arrive, elle s'en va, avec ces mots : « Bonne chance ».

Trois heures de route, Ventspils est à 120 kms de Riga. Arrivée à 23H et quelques. Il fait sombre, une angoisse pointe le bout du nez. Je descends les marches du véhicule, Ieva Balode est là, Ieva et son sourire et sa gentillesse. Elle prend ma valise...

Mardi 8 juin

Je suis à l'autre bout du monde, à quelle distance de la France, de l'Algérie, à quelle distance de mon cœur, de ma mémoire?

Matin, déjeuner frugal dans la cuisine commune de la Maison. Walter Laufenberg, écrivain allemand, me fait un grand sourire, plaisante sur ma frugalité, ouvre le frigo et en sort pour moi fromage, beurre, saucisson... Plus que je ne peux en manger! L'offrande de la nourriture, de l'eau me touche toujours, profondément.

Après-midi. Ieva Balode, coordonnatrice des lieux, me fait visiter la Résidence, très pratique et confortable, m'explique son fonctionnement. Je crois que je vais y être bien! Place au recueillement, au silence, au temps accordés à l'écriture. Du luxe pur!

Mercredi, jeudi, vendredi, samedi, dimanche

J'ai rencontré Michèle. Michèle MINELLI, en résidence d'écriture, à la Maison Internationale des Écrivains et des Traducteurs, venue de Suisse, une semaine avant moi.

Tous ces jours, son visage, son sourire, ses rires, sa finesse, son intelligence, son enthousiasme, son émotion, son goût de l'écriture, ses rêves d'aboutissement, ses doutes ont été présents, ont été une musique enrichissant les heures partagées. Dès les premières minutes, il nous a été si simple de nous parler. Elle partie, il reste déjà le souvenir, ces moments s'amassant en un bijoux précieux. N'en restera-t-il que cela, rangé dans un écrin de mémoire? Nous avons promis de nous revoir, nous nous écrivons déjà, qui sait? Je lui ai remis ce poème qu'elle traduira en allemand :

Dans la pénombre

J'ai avancé

Guidée par mon désir

Eclairée de sa lumière

Sur le chemin

J'ai rencontré les autres

Ecueils et brisants

qui brisent et déchirent

Mais je n'ai vu que toi

Vers qui j'allais

© Soumya Ammar Khodja

Samedi 19 juin

Il pleut à Ventsplis. De ma chambre, j'entends les mouettes qui me font penser à celles du Tréport, trait d'union inattendu entre ici et là-bas.

Mais à Ventsplis leurs cris sont plus fournis, plus variés, plus complexes. Presque ininterrompus. Souvent, ils ressemblent à des cris d'humains, en souffrance, en protestation et prière, perdus entre ciel et mer. Ils savent le mal de vivre, la distance et l'absence, l'esseulement et la solitude sans recours.

Ils savent aussi le pari de l'amour recommencé, multiplié, sa lente et sûre prépondérance dans la certitude et le doute. Et les mouettes reprennent en chœur, en notes aiguës et métalliques, en note rauques et profondes : « Aime-moi, pense à moi et souviens-toi que je t'attends! »

Le langage des mouettes et les langues des humains, en cette Maison des Écrivains et des traducteurs. Le letton, l'allemand, le suédois, le français. L'anglais, baragouiné (en ce qui me concerne), passé au filtre des accents des uns et des autres, tente de rapprocher les uns des autres. Les visages hésitent, sourient, s'observent.

Arrive Gita, Gita GRINBERGA, jeune femme lettone, traduisant actuellement en letton Les paradis artificiels de Baudelaire et La vie mode d'emploi de Pérec! L'air résonne. Elle sera ma traductrice lors d'un entretien que me demandera le journal local. Et grâce à elle, le contact avec Juris KRONBERGS va se faire mieux, faisant découvrir un homme plein d'humour, me faisant quelquefois rire aux éclats.

Juris, né en Suède en 1946 et dont les parents lettons accostèrent en 1945 sur l'île suédoise de Gotland, « sur un bateau de pêcheurs volés aux Allemands ».

« A la maison, on parlait le letton; il apprendra le suédois à l'école. Sa vie va être marquée par cette double appartenance : à la Lettonie, arrachée de force de sa tradition européenne, et à la Suède, où sa famille a trouvé refuge. Ces deux rives de la Baltique si proches géographiquement que l'Histoire a rendues si lointaines, il ne cessera de vouloir les rapprocher de nouveau.

Il commence à écrire en suédois à l'âge de dix-sept-ans et étudie à l'université de Stockholm les langues et la littérature – il publie son premier recueil de poésie en suédois en 1971 -, toute son activité professionnelle tend à faire connaître et à promouvoir la culture et la littérature baltes. Il traduit et introduit en Suède la grande poétesse lettone Vizma Belsevica, présentée au prix Nobel en 1996 et un autre poète letton, Imants Ziedonis... »

Lu dans la Préface du recueil de poésie de Juris Kronbergs Loup Borgne, traduit du suédois en français par Katarzyna Skansberg, Éditions Buchet/Chastel, 2010.

Ces vers :

Comme un après-midi il dépérit

Il dépérit sans fin sans retard

Son souffle est lent et égal

Il s'endort de nouveau dans la vie

qui est sa propre réponse

et lui – il est la seule question (P 90,91)



La Directrice de la Maison a remis des billets à Gita pour que nous allions ensemble voir Carmen, chanté par une grande cantatrice lettone. Nous proposons à Juris de nous y accompagner. Il décline l'invitation. Je lui demande : « Vous êtes fatigué? » « Oui, me répond-il, de Carmen! » Je ris. Mais il change d'avis et viens avec nous, occasion de faire une bonne promenade, de marcher le long des quais, de traverser de larges rues, de bavarder et de poser quelques questions à Gita : « Qu'est-ce qui fait qu'on aie un jour envie de traduire? »

Sur place, petite surprise. Les tickets sont ceux de la veille et ne sont donc plus valables. Gita rougit, gênée, mais Juris et moi-même en plaisantons. Pas grave! Dans le hall, il y a une exposition de belles tapisseries et surtout de la bierre et du fromage offerts. Excellents. Juris a été sauvé de Carmen! Et nous faisons un agréable retour à pied dans une lumière très douce.

Gita me prête deux recueils de nouvelles en langue lettone, dont elle est, avec Jean-Jacques Ringuenoir et Henri Menantaud, la cotraductrice en français, L'Âne rose de Janis EZERINS (1891-1924), Éditions L'Archange Minotaure, 2008 et Nature morte à la grenade d'Inga ABELE (née en 1972), même éditeur, 2005. 

Dimanche 20 juin

« Si tu te mets à la place de l'autre, lui, où se met-il? » Lacan.

Lecture de Passé la haine et d'autres fleuves de Rose-Marie François, éd LeFram, 2001, trouvé dans la bibliothèque de la Maison. Écoute dans ma chambre, en cet endroit du monde, en Lettonie, Guitarras morescas , Manitas, Jose Reyes, Bambo Manero. Des dieux!

Lundi 21 juin

Ventspils. A mon bureau. Consulte ma messagerie, répond au courrier. Entre autres, à la responsable de l'annexe de l'Université Ouverte de Franche-Comté, Lure, à propos de ma conférence (mai 2011!) sur Camus. Pas envie de faire une énième hagiographie et ce ne peut être une hagiographie.

Je trouve qu'on a trop écrit sur Camus, pour des raisons pas toujours nettes ou trop nettes. J'avais juré que je ne m'y intéresserai plus. Et voilà que je m'y remets en acceptant cette conférence! Je transmets mon titre : Albert Camus, esquisse d'un parcours ou le choix d'un homme et un rapide « argument » : Sur la terre algérienne, se cristallisèrent les questions ayant trait à la liberté humaine, à la dignité, à l'appartenance, à la possibilité ou à l'impossibilité du partage et de la fraternité. Camus naquit dans cette terre...

Descend à la cuisine commune, dans les mains, cahier et stylo, espérant y rencontrer Gita. Espoir satisfait. Lui pose des question et prends note.

Gita Grinberga a traduit aussi en letton Une saison en enfer et les Illuminations de Rimbaud, Le Spleen de Paris de Baudelaire.

En français une pièce de théâtre d'Inga ABELE, Les Cerfs noirs, éd Théâtrales, 2009 et un recueil de nouvelles du même auteur Saute de vent, Minotaure, 2010. En édition bilingue, letton-français, les Contes des couleurs d'Imantz ZIEDONIS « Tout le monde y trouve son compte, enfants et adultes » me dit Gita.

L'après-midi, nous allons voir la mer. J'y étais déjà allée avec Michèle Minelli. Une mer magnifique, étale, vaste comme le cœur. Un sable fin blond, presque blanc, très propre, parsemé, en certains endroits, de petits galets de toutes les couleurs. Un moment d'apaisement. J'en rends grâce.

Au retour, Gita me demande si je veux longer les quais ou traverser les rues. Je réponds : traverser les rues. Nous discutons, avec des moments de silence, je dirais de repos. Rien ne presse. Elle évoque Gaston Couté que je connais très peu; Michel Desproges et son CD sur Charles Baudelaire « Quand partons-nous pour le bonheur? ».

Mardi 22 juin

Ventspils. Relis L'œuvre au Noir de Marguerite Yourcenar et retrouve le personnage de Zénon, que je n'ai jamais oublié d'ailleurs. Alchimiste, médecin et humaniste, parcourant l'Europe et l'Orient au XVIème siècle. Participe en tant qu'écrivain pérégrin au Concours de nouvelles -hors concours- organisé par l'Association Zénon 3000, en partenariat avec l'Association des Lettres Européennes. Recréer un Zénon contemporain, « témoin d'événements marquants du XXème siècle-début XXIème siècle, croisant des personnages célèbres ou inconnus. De ces rencontres naîtront intrigues et engagement, capables de changer le cours de l'histoire... »

A remettre en fin septembre 2010! Pour la publication d'un recueil collectif.

Je cherche aussi une idée sur le Mur pour les besoins de ma narration en cours. Lors de son périple, intérieur et extérieur, ma narratrice traverse les territoires occupés, y passe quelques jours et la réalité du mur lui saute à la figure. Rendre compte de cela sans lourdeur, sans faire un cours. Comme dans le réel lorsqu'on comprend en quelques secondes la violence d'une réalité et de ses milles tentacules.

Je l'avais expliqué au Shérif. Moi qui lis, écris, suis marquée, hantée par deux, trois événements – j'ai le cerveau étroit et ne peux brasser toutes les réalités passées et contemporaines – la conquête de l'Algérie par la France, la deuxième guerre mondiale et le projet organisé de l'extermination des juifs en tant que tels et la situation injuste, intenable, intolérable faite aujourd'hui aux Palestiniens et le MUR dans cet endroit du monde. Pour toutes les questions que ces événement posent et reposent.

Navigant sur la Toile, j'ai lu un article très intéressant de Ferhi Gharbi intitulé Tous ces murs de la haine, daté du 20 janvier 2010. Y est cité le livre de Wendy BROWN sur les murs. Depuis quelques années, il n'y a jamais eu autant de murs sur la terre!

J'ai remarqué une chose. Vue mon « arabité », il n'est pas rare qu'on évoque immédiatement, dès que le contact s'installe, le conflit israélo-palestinien et souvent, comme pour s'excuser du sort des Palestiniens. Un écrivain européen dans la Maison me dit : « Vous êtes arabe, je suis juif et je me sens Palestinien ».

Retravaille mon poème sur Virginia Woolf.

Samedi 26 juin

Ventsplis. Soleil magnifique. Suis dans le petit jardin de la Maison. Je lis les nouvelles d'Inga ABELE, co-traduit par Gita. Je note : « … monde de douleur infinie-tant qu'il y'aura des nerfs » [Oui, ça ferait un beau titre Tant qu'il y aura des nerfs] « Si nous connaissions chacun la fin de notre histoire, est-ce que nous vivrions? » « Est-ce que tu peux garantir que tu ne vas pas te mettre à hurler? Pas de haine, mais de solitude intérieure, de ce maudit abandon, de cet abandon de chien? »

Un très bon recueil. Qui me donne envie d'écrire d'autres nouvelles.

Soirée, repas préparé en commun, partagé. Ambiance de fête, rires et bonneur humeur. La vie est douce et tendre. Gita, son ami Kasper, que j'appelle « l'homme parfait », tant il semble savoir tout faire, entre autres de belles tartes aux fruits, réparer un ordinateur, Juris, Karl, Tobias, Ieva.

Dimanche 27 juin

Veille de retour. Il fait beau, lumineux et bleu. Gita a proposé de faire un tour en bateau sur La Venta. Et nous voici, Gita, Kasper, Carl et moi-même sous le soleil, glissant sur l'eau, captant quelques merveilles du ciel, un vol de cygnes. Douceur de l'air qui caresse le visage, moment précieux d'apaisement, conscience de cet apaisement dans la beauté des choses.

Jour après jour, cette ville, Ventsplis, m'a apprivoisée et je l'ai apprivoisée. Lentement, sûrement, m'en suis imprégnée. Ses places très propres, ses rues, ses maisons en bois, silencieuses, ses parcs, ses arbres si verts, sa mer, ô la mer, ses visages qui s'illuminent, consentant à mon regard, sa tristesse parfois qui flotte dans l'air, sa solitude répondant à la mienne, sa langue chantant à mon oreille. Hier, j'ai demandé à Gita d'écrire – et de relire à haute voix - en letton : Je t'aime. Je t'aime bien. Mon amour. Mon ami. Mon amie. Liberté.

Vais repartir, avec en moi quelque chose qui ressemble à de l'amour, pour cette ville, ce pays.

Reconnaissante, c'est sûr, à l'espace qui m'a été accordé, la Maison Internationale des Écrivains et des traducteurs, sise annas Iela 13, à l'Association des Lettres Européennes qui m'a accordé, via son Jury, cette résidence d'écriture dans le cadre de son programme de Résidences Pérégrines de Création Littéraire Européenne.

Lundi 28 juin

MontmartreAdieu, au revoir vous que j'ai rencontrés, regardés, écoutés, appréciés. Vous reverrais-je un jour?

Retour de Lettonie. Paris. Il fait beau, il fait chaud et les filles sont si belles, qui avancent libres dans la lumière, les épaules nues, maîtresses de leurs corps, ignorant les regards de certains hommes qui croient encore qu'elles se « dénudent » pour eux, faisant appel à la horde masculine dont ils sont encore... les pauvres.

Je suis d'autant plus sensible à ce dévoilement sous le soleil, simple et orgueilleux, sachant qu'il est parallèle au voilement subi, consenti, choisi de milliers de femmes.

Et Montmartre, encore et toujours cher à mon cœur. Le reste ? La machine humaine à blesser, à détruire...